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© Thierry Zoccolan / AFP

Prisons : quel bilan pour la gestion carcérale privée ?

Temps de lecture  12 minutes

Par : La Rédaction

28 000 nouvelles places carcérales, plus de la moitié des détenus concernés, une manière alternative d'organiser l'État, la gestion privée des prisons a profondément modifié l'administration pénitentiaire. Mais a-t-elle été efficace ?

La loi du 22 juin 1987 a marqué une rupture dans la politique pénitentiaire en réintroduisant la gestion privée des établissements pénitentiaires en France. Celle-ci existait déjà au XIXe siècle, mais avait été abandonnée au début du XXe siècle. Depuis cette loi, ce mode de gestion est la norme pour toute nouvelle construction carcérale. Entre 2002 et 2017, il a été étendu au financement des nouvelles constructions (notamment à travers des partenariats public-privé, PPP). Depuis 1987, la gestion déléguée s'est généralisée : un peu moins d'un tiers des établissements pénitentiaires sont aujourd'hui sous gestion privée (58 sur 185 en 2018), environ un détenu sur deux est concerné
 

Quels sont les objectifs de la loi de 1987 ?

La loi de 1987 implique une distinction entre des missions délégables (entretien des infrastructures, services à la personne et réinsertion) et non délégables (greffe, surveillance et direction), inscrite dans le code pénitentiaire. La privatisation "à la française" se veut intermédiaire entre, d'une part, la possibilité d'une délégation complète (y compris des missions de surveillance et de direction), pratiquée dans certains pays anglo-saxons et, d'autre part, des pays comme l'Allemagne où la privatisation n'est pratiquée qu'à titre expérimental. Néanmoins, la gestion déléguée française concerne un grand nombre de détenus : plus de 50% contre moins de 20% dans le monde anglo-saxon.

La loi de 1987, qui sur le plan juridique a accentué le côté répressif, poursuit quatre objectifs :

  • relancer la construction de places carcérales et lutter contre la surpopulation ;
  • moderniser le parc pénitentiaire ;
  • réduire les frais de gestion carcérale et limiter l'impact budgétaire des nouvelles constructions ;
  • mettre en place une culture de contrôle et d'évaluation.

Un effort de construction inédit mais qui ne met pas fin à la surpopulation carcérale

La loi de 1987 a accéléré la construction et la rénovation de places de prison en France. Les principaux programmes, désignés par le nombre de places de prison à construire, sont :

  • 1987 : programme 13 000 (achevé en 1992) ;
  • 1996 : programme 4 000 (achevé en 2004) ;
  • 2002 : programme 13 200 (achevé après révision en 2017) ;
  • 2011 : nouveau programme immobilier pénitentiaire de 7 500 places ;
  • 2014 : programme 3 200 (livraison était prévue en 2023) ;
  • 2016 : plan encellulement individuel (programme 6 000) ;
  • 2018 : plan 15 000 (objectif : tendre vers un taux d'encellulement individuel de 80 % en 2027).

Les programmes s'enchaînent mais prennent du retard et souffrent d'une "inexorable procrastination". À titre d'exemple, pour le programme 15 000 annoncé en 2018, 2 441 places avaient été mises en service à la fin de l'année 2022, contre 7 000 initialement prévues. Afin de mieux coordonner les programmes, l'État a créé en 2001 l'agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ).

Au total, entre 1988 et 2016, 33 000 places sont annoncées dans les programmes successifs, mais 28 000 places sont finalement construites. Parmi les facteurs qui expliquent ces retards figurent la complexité des cahiers de charges techniques et la difficulté de trouver des terrains adéquats. Par ailleurs, les nouveaux établissements remplacent souvent d'anciennes structures vétustes. L'effet net est donc plus faible : +24 000 places entre 1990 et 2022.

Fin 2022, la France dispose de 61 000 places opérationnelles, mais la densité carcérale, qui avait baissé à 100% en 2000, est repartie à la hausse (114% en 2022). L'effort de construction n'a donc pas mis fin au problème de surpopulation carcérale : elle se maintient au-delà de 100% et avoisine même 140% dans les maisons d'arrêt.

L'encombrement demeure donc problématique. En mai 2023, le centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, confronté à un taux d'occupation de 206%, a été contraint de suspendre les admissions.  Si le parc pénitentiaire est désormais plus moderne – plus de la moitié des places existantes ont été ouvertes après 1990 – les améliorations sont encore insuffisantes. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) alerte régulièrement sur les insuffisances des infrastructures et l'effet négatif de la surpopulation sur les détenus et le personnel de surveillance. La Cour européenne des droits de l'homme a constaté à plusieurs reprises les "conditions de détention constitutives d’un traitement inhumain et dégradant".

Selon Antoine Lefèvre, auteur d'un rapporteur spécial, "la surpopulation carcérale et la dégradation du parc immobilier pénitentiaire conduisent non seulement à des conditions indignes de détention, pour lesquelles la France est régulièrement condamnée, mais également à des conditions de travail très dégradées pour le personnel pénitentiaire". Chargé de faire un bilan à mi-parcours du plan 15 000 et du plan centres éducatifs fermés (CEF), il estime en octobre 2023 : "la probabilité que 20 CEF et 15 000 places de détention soient créés d'ici à 2027 apparaît très faible". Selon le rapport au Parlement sur l'encellulement individuel, ces retards abîment la crédibilité de la parole publique

Un effet budgétaire incertain et une anticipation insuffisante de la charge future

L'idée qui sous-tend la loi de 1987 est que le secteur privé peut se substituer de façon avantageuse à la gestion publique pour certaines tâches, y compris (depuis l'ordonnance du 17 juin 2004) pour le financement de la construction de nouvelles prisons dans le cadre de partenariats public-privé (PPP).

La construction pénitentiaire représente des sommes très importantes non disponibles dans le budget de la justice en 1987. L'État a donc cherché d'autres moyens pour réaliser l'effort de construction souhaité. À l'aide des PPP, qui englobent souvent également les missions de la gestion déléguée (entretien des infrastructures, services à la personne et réinsertion), l'État reporte la charge de financement et le risque de l'opération à un tiers, via des contrats à longue échéance (30 ans). Mais ce report a un coût sous forme de loyers à verser à l'opérateur privé – des loyers dont il faut anticiper la charge future. 

Dès le début de la mise en place de la gestion déléguée, le législateur a voulu créer les conditions d'une comparaison des deux modes de gestion. Dans le "programme 13 000", sur les 25 établissements, 4 sont restés en gestion publique. Mais la comparaison est difficile et la mise en place d'une évaluation se heurte à au moins quatre disparités :

  • parcs immobiliers : les établissements sous gestion privée sont généralement plus récents et plus modernes, ceux sous gestion publique souvent plus anciens et classés ou inscrits ce qui alourdit la gestion ;
  • cadre financier : l'obligation contractuelle de l'État assure une rémunération garantie au gestionnaire privé, qui facilite la prévision budgétaire ;
  • ressources humaines : le gestionnaire privé est plus libre dans l'organisation de ses recrutements en fonction de ses besoins ;
  • référentiel comptable : l'activité du gestionnaire privé est régie par des règles de comptabilité privée, celle sous gestion publique par les règles de la comptabilité publique.

Le déploiement de la comptabilité analytique dans les établissements pénitentiaires commence à changer un peu la donne. Depuis 2007, l'administration pénitentiaire calcule, pour chaque type de gestion, le coût des établissements par journée de détention. Dès 2006, la Cour des comptes critique cette approche pour sa trop grande simplification (omission de certaines charges du privé, tels l'amortissement et les charges de retraites). 

Deux rapports de la Cour des comptes dressent un bilan de la gestion déléguée. Un rapport de 2011 reconnaît l'efficacité de la solution PPP (coût moins cher), établi par l'APIJ, mais émet deux réserves : la présence latente d'une "volonté de privilégier les choix des PPP" et "l'insuffisance des outils de mesure et de comparaison des coûts de gestion pénitentiaire publique et privée". Les investigations de la Cour des comptes suggèrent également, à périmètre comparable, que la gestion publique peut être moins chère que la gestion privée, y compris pour les constructions en marché de conception-réalisation. 
 

Coûts de la journée de détention en 2015 (hors coûts de construction, en euros)
Gestion déléguée sans prise en charge privée de la construction (maîtrise d'ouvrage publique, MOP)Gestion déléguée avec prise en charge financière de la construction en location avec option d'achat (LOA)PPP avec gestion déléguée incluseMOP avec gestion publique
97,36113,94139,11107,45

Source : Lire blanc sur l'immobilier pénitentiaire de 2017.

Le livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire de 2017 compare le coût de la journée de détention selon les modes de gestion publique ou privée. Il aboutit au classement suivant : la gestion déléguée simple avec maîtrise d'ouvrage publique est la moins chère, suivie de la gestion publique avec MOP. Les programmes de PPP avec gestion déléguée présentent le coût le plus élevé. 

Dès 2011, la Cour s'inquiète de la soutenabilité budgétaire de la gestion déléguée et des PPP. Est en cause l'absence de projection à moyen et long terme des crédits de paiements, car l'addition progressive des programmes de délégation va entraîner "une vive progression des dépenses de loyers budgétaires". La Cour craint un "effet d'éviction" de l'obligation contractuelle sur les autres dépenses de fonctionnement. 

Un rapport de 2017 prolonge ces critiques et parle d'une "fuite en avant dont les effets sur les marges budgétaires se font sentir de façon croissante" : les PPP pénitentiaires portent sur 14 des 187 centres pénitentiaires, leurs loyers annuels ont augmenté fortement depuis 2010 et plafonnent à un niveau moyen annuel de 224 millions d'euros. Ils représentent plus de 40% des crédits consommés en 2015 pour l'immobilier pénitentiaire. La Cour met en évidence les limites suivantes :

  • un nombre d'acteurs limité : peu d'entreprises privées sont capables de concourir aux appels de PPP pénitentiaires (Bouygues, Spie-Batignolles, Eiffage et Vinci), ce qui réduit la concurrence ;
  • des coûts élevés à tous les stades du contrat : le PPP doit supporter des taux d'intérêt plus élevés que l'État, les PPP ont certains frais spécifiques (frais de la société de projet, frais d'assurance, etc.) et des charges de maintenance plus élevées ;
  • une délicate gestion des contrats dans le temps : la réalisation de travaux modificatifs est onéreuse, en partie à cause d'asymétries d'information entre les titulaires des contrats et la personne publique.

En 2017, l'État décide de ne plus recourir aux PPP. Mais l'effet budgétaire pèsera encore longtemps sur les comptes de la justice : les derniers programmes se terminent en 2041.

La gestion déléguée n'est pas synonyme d'un retrait de l'État

Conformément à l'esprit de la loi de 1987 et la volonté de comparer les deux modes de gestion, la mise en place de la sous-traitance pénitentiaire (du service cantine à l'accueil des familles en passant par la maintenance) a nécessité le développement d'une nouvelle culture de contrôle. Incarnée par des structures institutionnalisées, elle conduit à une évolution du rôle de l'État : "En lieu et place d'un État qui fait lui-même apparaît donc l'État qui fait faire et, par cette nouvelle fonction de commanditaire, participe, évalue, contrôle et formalise le fonctionnement des missions déléguées." (Anaïs Henneguelle et Nathan Pivet, "Des prisons privées dans l'Hexagone ? La solution intermédiaire de la privatisation française", Gouvernement et action publique, 2023/2, p. 115-136). Dans les faits, l'externalisation conduit à l'apparition de nouveaux cadres intermédiaires. 

De fait, la gestion mixte instaure une division du travail. Si on prend le travail des détenus, c'est l'administration qui choisit de classer le détenu et c'est l'entreprise concessionnaire qui l'emploie et l'encadre. La coexistence de deux modes de gestion peut également créer des effets de débordement : par exemple en cas de difficultés de mise en place d'un service délégué (comme la cantine), le personnel de surveillance (public et non déléguée) peut être confronté à une surcharge de travail. 

Face à ces défis, l'administration pénitentiaire a créé dans chaque établissement avec gestion déléguée des nouveaux postes d'attachés assurant un rôle d'interface et de médiateur entre les représentants des deux modes de gestion (directeur pénitentiaire et responsable prestataire). L'attaché, sans être le supérieur hiérarchique du prestataire, est entouré d'une unité de suivi, souvent d'anciens du corps technique pénitentiaire : ce dernier semblait dans un premier temps disparaître sous l'effet de la délégation, mais le recours à leurs compétences s'est révélé nécessaire dans le cadre du dialogue avec les prestataires. 

En 2006, la direction de l'administration pénitentiaire met en place la mission de gestion déléguée (MGD), devenue bureau de la gestion déléguée des PPP. Cette institutionnalisation de la gestion déléguée répond aux critiques de la Cour des comptes sur les insuffisances des contrôles dans ce domaine. Outre le contrôle des missions et des coûts, ce bureau a aussi vocation à renouveler et ouvrir les contrats arrivant à échéance. Dans les directions interrégionales, il est épaulé par les unités de suivi de la gestion déléguée (USGD). Au fur et à mesure, un réseau de contrôle et de suivi de la gestion déléguée s'est mis en place et le personnel administratif dédié a été renforcé.