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© Alexandre ROSA / Stock-adobe.com

Prisons : origine et fonctionnement de la gestion carcérale privée

Temps de lecture  12 minutes

Par : La Rédaction

La privatisation carcérale est-elle compatible avec l'État régalien ? La gestion carcérale privée concerne aujourd'hui plus de la moitié des détenus français. Sur le plan international, la France pratique un modèle intermédiaire. Comment a-t-il été créé ? Est-il synonyme d'un retrait de l'État ?

La privatisation des établissements pénitentiaires constitue une étape importante de la politique pénitentiaire. La loi du 22 juin 1987 met en place un modèle intermédiaire dans lequel l'État conserve certaines missions et institue un système de contrôle des établissements pénitentiaires sous gestion déléguée. En 2017, 30 ans après la promulgation de la loi, 54% de la population carcérale est confiée à des prisons en gestion privée. Le problème de la surpopulation carcérale, un des arguments en faveur de la privatisation, demeure. 

Aux origines de la privatisation carcérale

La loi de 1987 s'inscrit dans un mouvement de privatisation du secteur public des pays industrialisés à partir des années 1980, inspiré du "nouveau management public" (NMP) : transposer les outils, modes de gestion et d'organisation du secteur privé vers le secteur public. Mais la privatisation carcérale française répond également à certaines particularités hexagonales.

Au début des années 1980, le parc pénitentiaire est dans un mauvais état : ancien, en partie vétuste et surpeuplé. Au premier janvier 1981, près de 37 000 détenus doivent se partager un peu plus de 27 000 places (direction de l'administration pénitentiaire, Rapport général sur l'exercice de 1980, p. 96). Le gouvernement socialiste et son garde des Sceaux, Robert Badinter, ne sont pas favorables à la construction de nouvelles prisons et souhaitent privilégier les mesures alternatives à la prison pour résoudre le problème de surpopulation. La population carcérale continue cependant à augmenter : en cinq ans, entre 1980 et 1985, elle s'accroît de 20%.

En 1986, la nouvelle majorité parlementaire, conduite par le Premier ministre Jacques Chirac, croit à l'efficacité accrue du secteur privé. Face à la surpopulation, suscitant mutineries et grèves, le garde des Sceaux, Albin Chalandon, prône une rupture politique qui répond à quatre objectifs :

  • répression : le gouvernement favorise une politique plus répressive (durcissement des conditions de remise de peines) ;
  • construction : ne plus réguler la hausse de la population carcérale par des amnisties et des grâces, mais par la construction de nouvelles places de prison, confiée à "d'autres personnes morales que l'État" ;
  • modernisation du parc pénitentiaire et amélioration des conditions de détention ;
  • contrainte budgétaire : ne pas augmenter l'endettement public pour financer ces nouvelles prisons, mais confier cette tâche à des entreprises privées.
    Ce recours au privé a déjà existé en France, notamment au XIXe siècle (voir encadré). 
     

La gestion pénitentiaire publique pure : plutôt une exception depuis 1789

À l'exception des missions de greffe, de surveillance et de direction qui ont toujours été assurées par l'autorité publique, l'histoire moderne de la gestion pénitentiaire est celle de plusieurs allers-retours entre privé et public.

1789-1898 : Régime de l'entreprise générale
1898-1927 : Régime de l'entreprise générale et régie publique
1927-1987 : Régie publique
1987-2002 : Gestion déléguée et régie publique
2002-2017 : Gestion déléguée, partenariat public privé (PPP) et régie publique
2017-          : Gestion déléguée et régie publique

Au XIXe siècle, le régime de gestion dominant est celui de l'entreprise générale (hérité de l'Ancien régime) : l'État paie un prix de journée par personne incarcérée, en contrepartie, l'acteur privé assure la gestion courante (buanderie, chauffage, nourriture) et dispose de la force de travail (obligatoire jusqu'en 1945, voire 1987) des détenus. Au tournant du XXe siècle, ce régime est abandonné, d'abord pour les maisons centrales, puis pour les maisons d'arrêt : l'administration reprend en main toutes les missions pénitentiaires. 
La loi de 1987 réintroduit le privé dans le monde carcéral. Désormais, la conception, la construction et une partie de la gestion peuvent être assurées pas le secteur privé sous forme de la gestion déléguée. À partir de 2002, le partenariat public-privé (PPP) (abandonnés en 2017) assure le financement privé de la construction.
Source : Anaïs Henneguelle et Nathan Pivet, "Des prisons privées dans l'Hexagone ? La solution intermédiaire de la privatisation française", Gouvernement et action publique, 2023/2, p. 115-136).

Le modèle français : une voie intermédiaire sur le plan international

Le projet de loi initial présenté par Albin Chalandon suscite craintes et interrogations : ne risque-t-il pas de favoriser les incarcérations aux dépens de mesures alternatives à l'incarcération, la prérogative de la puissance publique et la logique du marché sont-elles compatibles ?

Le projet est modifié et le financement intégral par les entreprises privées est abandonné : l'État financera des entreprises privées dans le cadre de marchés de conception-réalisation (l'État devient propriétaire dès l'achèvement de la construction). La loi promulguée le 22 juin 1987 met en place la gestion déléguée des prisons françaises avec le maintien des missions de greffe, de surveillance et de direction du côté de l'État. Le corps des surveillants pénitentiaires est maintenu dans la fonction publique. Le programme de construction dit "13 000" (initialement 15 000) est lancé dès 1987.

Le Conseil constitutionnel valide la constitutionnalité de la loi et entérine la distinction entre deux types de missions (Anaïs Henneguelle et Nathan Pivet, "Des prisons privées dans l'Hexagone ? La solution intermédiaire de la privatisation française", Gouvernement et action publique, 2023/2, p. 115-136) : celles jugées régaliennes et celles pouvant être déléguées au secteur des entreprises. Les activités pouvant être déléguées couvrent trois champs :

  • entretien des infrastructures : maintenance, nettoyage ;
  • services à la personne : restauration, hôtellerie-blanchisserie, transport, cantine, santé, accueil familles ;
  • réinsertion : formation professionnelle, travail pénitentiaire.

Le périmètre des compétences du privé est évolutif : 

La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 confirme la distinction entre les missions transférables et non transférables au privé. Elle exclut l'existence de prisons sous contrat de gestion privé tels qu'ils existent dans certains pays anglo-saxons.

Le modèle de la gestion déléguée en France est intermédiaire entre celui d'une délégation pénitentiaire complète (modèle anglo-saxon, voir encadré) et le maintien intégral des missions au public (cas de l'Italie ou de l'Allemagne, qui favorisent les mesures alternatives et où le recours au privé reste pour l'instant exceptionnel et en mode pilote). Mais contrairement aux pays anglo-saxons, le recours au privé constitue la norme en France lors des nouvelles constructions de places pénitentiaires. Il n'y a pas de mise en concurrence des modes de gestion public et privé comme dans les pays anglo-saxons (par exemple lors des appels d'offres).

Privatisation carcérale "à la française" versus modèle anglo-saxon

La loi française limite la gestion déléguée aux missions considérées non régaliennes, les pays anglo-saxons l'autorisent également pour le greffe, la garde et la direction. Néanmoins, il ne s'agit pas de "prisons privées" au sens strict. Ces prisons n'appartiennent pas à une personne privée, leur finalité n'est pas exclusivement privée. Elles sont exploitées par une entreprise privée pour le compte de l'État, via un contrat. Il s'agit donc, comme en France, de prisons sous contrat de gestion privée, mais les missions sont plus vastes.  
Enfin, la proportion n'est pas la même. Globalement, moins de 20% des détenus sont concernés par la gestion privée dans les pays anglo-saxons, cette proportion dépasse 50% en France.

Source : Anaïs Henneguelle et Nathan Pivet (op. cité).

Construction et gestion déléguée : quel fonctionnement et quel contrôle ?

Pour les constructions carcérales, l'État procède de deux manières :

  • marché de conception-réalisation sous maitrise d'ouvrage public (MOP) avec financement public (depuis 1987) ;
  • construction en location avec option d'achat (LOA) et en partenariat public-privé (PPP, entre 2002 et 2017).

Entre 1987 et 2002, la privatisation était limitée à la gestion fonctionnelle et au marché de construction-conception, le financement des nouvelles prisons était toujours assuré par l'État. Dans ces marchés, l'administration pénitentiaire devient propriétaire du bâti dès achèvement de la construction. Ensuite, elle peut assurer elle-même le fonctionnement ou la déléguer à des opérateurs privés. 

La logique des PPP, lancés en 2002 par la loi d'orientation et de programmation pour la justice et par l'ordonnance du 17 juin 2004, est différente : l'État fourni le terrain, mais le financement, la conception/construction et la maintenance sont déléguées au secteur privé. En contrepartie, l'État verse un loyer au constructeur privé, stipulé dans un contrat d'exploitation d'une durée de 25 à 30 ans (incluant la construction). Ce n'est qu'à l'issue de cette période que l'État devient propriétaire du bâti. L'entreprise, elle, est bailleur de l'administration pénitentiaire et en charge de la maintenance et de l'entretien des bâtiments. 14 établissements sont construits selon ce principe, dont celui de Riom, de Valence, de Lutterbach ou de Beauvais. 

Quatre entreprises se partagent le marché des PPP, évalué à 2,1 milliards d'euros : Bouygues (58%), Eiffage Construction (15%), Spie Batignolles (15%) et Vinci (12%). Le contrat d'exploitation qui englobe également la gestion déléguée, prévoit des indicateurs de performance quantitatifs et qualitatifs, une obligation de résultat, sanctionnée de pénalités en cas de défaillance. S'il n'y a pas de véritable mise en concurrence public-privé, l'ordonnance de 2004 prévoit que la pertinence du choix d'un PPP doit être vérifiée en amont par le biais d'une comparaison du coût du PPP à celui de la solution classique. 

L'efficacité des PPP est remise en question (Sénat en 2014, Cour des comptes 2011 et 2017). Leur durée fait qu'ils grèvent les budgets du ministère de la justice sur plusieurs décennies - les derniers PPP courent jusqu'en 2041. Ceci peut causer un effet d'éviction aux dépens de dépenses de fonctionnement ou d'investissement. Dans son rapport de 2011, la Cour des comptes dénonce également l'absence d'examen de soutenabilité budgétaire du projet PPP. En 2017, l'État a décidé de ne plus recourir aux PPP.

Trois principaux groupements se partagent le marché de la gestion déléguée : Sodexo, Gepsa et Idex. Les barrières à l'entrée sont élevées : le dépôt d'un dossier de candidature est coûteux en temps et en argent. Les contrats de délégation courent sur des périodes de six à dix ans. L'administration pénitentiaire, qui assure toujours les missions de direction, de greffe et de surveillance, met en place une culture managériale de contrôle et de partenariat vis-à-vis des prestataires privés assurant construction et fonctionnement courant.  

Le travail en prison : moins d'entreprises concessionnaires

Environ 30% des détenus travaillent. Le travail en prison n'est plus obligatoire (depuis la loi de 1987 pour tous les détenus), mais est favorisé. Pour l'administration pénitentiaire, il permet de soutenir matériellement les détenus, favoriser leur réinsertion et répondre à une logique de discipline. La  loi pénitentiaire de 2009  instaure une obligation d'activité : formation, sport, enseignement ou travail. 
Ce travail prend trois formes : service général, environ 50% (cantine, nettoyage, etc., activités souvent en gestion déléguée), ateliers de production en concession, environ 40% (entreprises) ou service de l'emploi pénitentiaire (régie publique), moins de 10%. Le taux horaire de rémunération est le plus faible en service général. Pour les entreprises, le recours aux détenus comporte des avantages – coûts de production faibles (la loi de 2009 formule un objectif ambitieux : 45% du SMIC), cotisations patronales allégées, alternative à des délocalisations – mais aussi des points négatifs (faible productivité des détenus, turn over élevé, contraintes de sécurité). 
La part des entreprises concessionnaires diminue depuis 20 ans – cette baisse s'accélère depuis la crise du Covid – et celui du service général augmente. La loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire établit un contrat de travail pénitentiaire et des droits à la protection sociale. 

Tous les pays qui pratiquent la gestion carcérale privée ont investi dans des services de surveillance et de contrôle. En France, ceux-ci se sont surtout développés à la suite du rapport de 2006 de la Cour des comptes. De nouveaux services sont créés au sein de la direction de l'administration pénitentiaire, mais aussi dans les établissements. 

Un fonctionnaire est chargé du suivi et du contrôle du prestataire privé (à l'aide d'objectifs quantifiés tel le délai d'intervention sur les infrastructures, la température dans les cellules, etc.). Il conseille le directeur d'établissement qui formule le cas échéant des pénalités financières. Chaque mois, le chef d'établissement discute avec le prestataire privé les résultats et le montant des éventuelles pénalités.