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Déclin urbain : pour des politiques publiques sur mesure

Temps de lecture  13 minutes

Par : Max Rousseau - géographe et politiste, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD)

Fermeture de la dernière boulangerie, disparition du dernier distributeur d'argent, retrait territorial de l'État… Le déclin urbain est une réalité et ne se limite plus à la "diagonale du vide". En France, un cinquième des aires urbaines perd des habitants. Quelles sont les politiques publiques qui pourraient répondre à ce défi ?

Un processus qui s'accélère et se diffuse

À l'été 2021, en plein battage médiatique autour d'un "exode urbain" qui serait provoqué par la pandémie et les confinements, la communauté d'agglomération de Roanne annonce subventionner l'installation de ménages lyonnais. L'année suivante, confrontés à la menace de fermeture de la maternité de Sedan, les acteurs locaux proposent aux médecins qui s'installeraient d'attribuer leur nom à une des rues de la ville. De son côté, Nevers met en place en urgence un pont aérien médical quotidien vers son hôpital, depuis Dijon. Le point commun de ces villes moyennes est de connaître une situation de décroissance démographique couplée à une déprise économique. Si traditionnellement, ce sont dans ce type de villes en déclin que les politiques d'attractivité et de "vente du territoire" sont poussées le plus loin, la multiplication récente de ces événements préoccupants montre qu'un nouveau cap est en train d'être franchi. 

De fait, les médias se font régulièrement l'écho du sentiment d'abandon provoqué par la fermeture d'une nouvelle classe d'école, la faillite de la dernière boulangerie, la disparition du dernier distributeur de billets. Ce processus n'est pas nouveau. Mais il tend aujourd'hui à la fois à s'accélérer et à se diffuser, notamment depuis la crise économique de 2008. Les travaux les plus récents montrent en effet que la décroissance démographique se renforce là où elle était déjà présente depuis les années 1970, tout en se propageant à des espaces jusque-là épargnés (Vincent Béal, Nicolas Cauchi-Duval et Max Rousseau (sous la direction), Déclin urbain. La France dans une perspective internationale, Croquant, Vulaines sur Seine, 2021). 

En France, un cinquième des aires urbaines perd des habitants, renforçant le déclin ancien de la "diagonale du vide" tout en l'élargissant à des villes de services en difficulté. Le contraste entre les espaces délaissés, d'un côté, et le "triomphe" des grandes villes de l'autre, constitue les deux faces d'une même médaille : celle du grand régime de différenciation territorial qui caractérise l'économie post-fordiste dans les pays des Nords (Thomas Kemeny et Michael Storper, "Superstar cities and left-behind places: disruptive innovation, labor demand, and interregional inequality," LSE Research Online Documents on Economics 103312, London School of Economics and Political Science, 2020). 

Cette différenciation prend appui sur des mutations macro-économiques (la globalisation, la désindustrialisation et la métropolisation). Mais celles-ci sont encore redoublées par l'évolution des politiques publiques. Par exemple en France, l'affaiblissement de la présence territoriale de l'État se fait sentir dès la fin des années 2000. En réduisant le nombre de fonctionnaires, la révision générale des politiques publiques, par exemple, a fortement déstabilisé le réseau des petites et moyennes villes françaises, traditionnellement structurées autour d'équipements publics (préfectures, sous-préfectures etc.). 

Le retrait territorial de l'État (restructuration des cartes militaire, judiciaire et hospitalière, réforme territoriale) est venu frapper de nouveau ces mêmes territoires, faisant entrer une nouvelle catégorie de villes dans la décroissance : les villes moyennes, jusqu'alors protégées par le bouclier de l'État (Francesca Artioli, "Les politiques du retrait territorial de l'État", Gouvernement et action publique, vol. 6, n° 1, p. 81-106.). Le cas de Châlons-en-Champagne constitue un exemple spectaculaire d'une ville doublement sacrifiée par les politiques d'austérité, puisqu'elle a perdu la même année sa préfecture de région dans le cadre de la réforme territoriale (également menée au nom de la réduction des dépenses de l'État) ainsi qu'une importante garnison. 

Mais l'impact de la crise de 2008 sur les inégalités de développement territorial n'est pas seulement démographique : il se redouble d'un impact social et économique. En effet, la propension à la mobilité résidentielle diffère fortement en fonction du capital social, culturel et financier des individus. Dans les contextes de déclin, ces inégalités sont renforcées : les catégories de population qui quittent ces territoires sont, plus encore qu'ailleurs, constituées de jeunes actifs diplômés et de cadres, alors que les ouvriers, les personnes les plus âgées et les moins diplômées se sédentarisent (Nicolas Cauchi-Duval, Frédérique Cornuau et Mathilde Rudolph, "La décroissance urbaine en France : les effets cumulatifs du déclin", Métropolitiques, 2017). 

La féminisation des études supérieures contribue en outre au déséquilibre du sex ratio. Par exemple à Montluçon, ville à la population vieillissante en déclin continu depuis un demi-siècle (de 58 000 habitants en 1968 à 33 000 aujourd'hui), on ne compte aujourd'hui plus que trois femmes pour quatre hommes dans la classe d'âge 15-29 ans. Au final, le départ des groupes sociaux et générationnels célébrés par les médias pour leur contribution à la croissance métropolitaine accentue silencieusement la spirale de la décroissance, de la paupérisation et du vieillissement des espaces délaissés. Dès lors, dans des territoires où les formes traditionnelles de régulation collective (par le syndicalisme, le paternalisme, voire le clientélisme) tendent à s'effilocher sous l'effet de la rétraction de la base économique locale, le départ des jeunes et des diplômés, conjugué à la pénurie d'emplois disponibles, contribue à tendre les rapports entre groupes sociaux. 

Dans les campagnes en déclin comme dans les villes moyennes en déshérence, les enquêtes de terrain montrent la construction d'altérités irréductibles qui passent par une évolution du langage de la vie quotidienne (Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris, 2019), avec notamment la généralisation de vocables permettant la mise à distance des "cas sociaux" (Élie Guéraut, ""Envahis par les cas soc'" Une petite bourgeoisie culturelle dans une ville moyenne en déclin", Dans Déclin urbain, op. cit., 2021). On note également l'établissement d'un rapport au temps différent de celui des espaces dynamiques, caractérisé notamment par une difficulté à percevoir un futur désirable (Felix Ringel, Back to the postindustrial future: An ethnography of Germany's fastest shrinking city, Berghahn Books, New York, 2018).

Une délicate mise à l'agenda

En France comme en Europe ou aux États-Unis, ce ressentiment concentré dans les espaces en déclin est facilement mobilisable par des discours politiques populistes promettant, justement, un tel retour vers un passé mythifié (Vincent Béal, Max Rousseau et Nicolas Cauchi-Duval, "Abandon des territoires et politisation du ressentiment", AOC, 2022). Par exemple, les études récentes montrent qu'à l'échelle de l'Europe, le vote contre l'Union Européenne s'avère particulièrement élevé dans les régions en déclin économique et industriel, confrontées à une baisse de l'emploi et à la déqualification de la main-d'œuvre (Lewis Dijkstra, Hugo Poelman et Andrés Rodríguez-Pose, "The geography of EU discontent", Regional Studies, vol. 54, n°6, 2020). 

Lutter contre le ressentiment nécessite de traiter frontalement la question des inégalités territoriales. Or ces dernières ont longtemps fait en France l'objet d'un déni, et ce pour plusieurs raisons : à la différence des États-Unis par exemple, le processus y concerne surtout les villes moyennes et petites, et l'interventionnisme de l'État y est traditionnellement plus légitime que dans d'autres pays. En conséquence, les villes en déclin françaises n'ont longtemps pas fait l'objet de politiques nationales spécifiques. Par conséquent, leurs élites locales, livrées à elles-mêmes et confrontées à la concurrence de leurs périphéries désireuses de capter les groupes sociaux les plus valorisés, ont mis en œuvre des politiques entrepreneuriales (marketing urbain, grands projets etc.) qui n'ont généralement pas eu les effets escomptés. 

Au final, ces échecs et leurs conséquences laissent penser qu'en cherchant à se conformer à une norme d'aménagement établie par et pour les métropoles dynamiques, les acteurs locaux, appuyés par leurs homologues nationaux voire internationaux, ont parfois oublié les ressources spécifiques dont ils disposent, non pas pour attirer de nouveaux groupes sociaux, mais au moins pour conserver les populations encore là.

Les choses, toutefois, commencent à changer. Le succès récent de publications médiatisant la différenciation des trajectoires territoriales, la montée continue du populisme et de l'abstention, ou encore le mouvement des Gilets jaunes ont progressivement mis le problème du déclin urbain sur l'agenda politique. Dans ce processus, certains acteurs ont joué un rôle clé, et notamment les fédérations de bailleurs (Rémi Dormois et Sylvie Fol, "La décroissance urbaine en France : une mise à l'agenda difficile", Métropolitiques, 2017). Alertées par la dégradation de la situation financière de certains de leurs membres, elles ont joué un rôle de lobbying à l'échelle nationale. Ceci n'est pas sans évoquer les universités américaines, autres "acteurs ancrés" qui ne disposent pas de l'option d'exit face au déclin de leur territoire et qui en viennent ainsi à dépasser leurs compétences pour jouer un rôle politique.

Au final, ces actions ont suscité une réaction de l'État, avec la création en 2014 du Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), devenu en 2019 de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), suivie du lancement du programme "Action Cœur de ville". Mais ces programmes restent trop standardisés et surtout trop modestes pour espérer modifier rapidement la divergence des trajectoires territoriales. Par ailleurs, ils laissent planer la menace d'une bifurcation dans la compréhension des processus de différenciation territoriale, dans laquelle l'"ancienne" fracture sociale (qui s'incarnait dans les problèmes des quartiers d'habitat social) serait mise en concurrence et remplacée par la "nouvelle" fracture territoriale (qui s'incarnerait quant à elle dans le déclin de la "France périphérique"). Il est permis de penser que la montée rapide des forces politiques populistes n'est pas étrangère à cette problématisation urgente et insatisfaisante des inégalités territoriales. 

Pour des stratégies sur mesure prenant appui sur la transition

Il est pourtant possible d'appréhender la situation différemment. Les villes en déclin disposent en effet de ressources susceptibles d'être mises au service de politiques innovantes. Parmi celles-ci, la disponibilité du foncier s'avère cruciale. Là où les métropoles dynamiques souffrent d'une pénurie d'espaces disponibles, notamment dans leurs centres, les villes en déclin bénéficient d'un foncier abondant et bon marché. Par ailleurs, l'accès au pouvoir local y est parfois plus aisé, notamment pour les collectifs habitants et les mouvements urbains : les acteurs économiques trouvent un moindre intérêt à s'impliquer dans des territoires peu porteurs, alors que les doutes grandissent autour de l'efficacité des politiques de retour à la croissance. 

Vu sous cet angle, le déclin pourrait donc bien favoriser l'émergence de politiques alternatives de développement, c'est-à-dire des stratégies qui ne viseraient pas à reconstruire la ville pour les groupes sociaux aisés et les investisseurs extérieurs, mais avant tout pour les couches populaires résidentes. En déstabilisant les routines d'action, en rendant inadaptées les solutions pensées dans et pour les contextes de croissance, en ouvrant des espaces de mobilisations sociales, le déclin urbain pourrait ouvrir un espace d'expérimentation rompant avec les logiques qui dominent l'aménagement et l'urbanisme depuis les années 1980. 

De ce point de vue, il n'est finalement pas surprenant qu'une inflexion majeure des stratégies de redéveloppement se soit produite dans le Nord-Est des États-Unis : le déclin industriel s'y révèle à la fois précoce (dès les années 1960) et faiblement compensé par les politiques de redistribution de l'État fédéral. Au sortir de plusieurs décennies de politiques de redéveloppement néolibérales, la montée du doute à propos de leur efficacité a fini par déboucher sur l'émergence de politiques rompant avec cette pensée magique. Autrement dit, des politiques cherchant à établir un modèle de développement déconnecté de la croissance. 

Aux États-Unis, la ville de Youngstown située dans le Nord de l'Ohio fait figure de pionnière. Depuis les années 1950, cette ancienne capitale sidérurgique connaît un déclin régulier, jusqu'à ne plus abriter aujourd'hui qu'un tiers des habitants du temps de sa prospérité. Progressivement, la ville devient un espace de réflexion pour la mise en place d'une politique sur mesure de rétrécissement planifié. Cette bifurcation débute par une démarche participative de grande ampleur mobilisant plusieurs milliers d'habitants. Au terme de cette démarche, un nouveau plan d'occupation des sols est adopté, qui prévoit une démolition partielle de certains quartiers, à laquelle répond une reconquête progressive de la nature. Dans une ville à la fois plus compacte et plus aérée, les terrains libérés sont désormais susceptibles d'accueillir des activités vertes, productives ou non, au service de la population résidente (parcs, agriculture urbaine, etc.).

En France, si de telles politiques semblent encore improbables, des villes s'en approchent. Par exemple, à Vitry-le-François (Marne), ville confrontée à une désindustrialisation d'autant plus dommageable que tardive, les acteurs publics locaux se sont engagés récemment dans une politique de démolition massive couplée à une politique de transition énergétique ambitieuse (Yoan Miot et Max Rousseau, "Décroître pour survivre ? Démolitions et transition énergétique à Vitry-le-François, Métropolitiques, 2017). 

Dans l'ensemble, à la différence des stratégies de redéveloppement classiques, ces politiques sur mesure qui prennent appui sur la transition écologique et énergétique ont en commun de ne plus prioriser le retour à la croissance à tout prix, mais de soutenir avant tout les populations "encore là". Elles cherchent à les doter de nouvelles ressources (capacité d'organisation, compétences techniques, savoir-faire, etc.), à régler certains de leurs problèmes (difficile accès à des produits alimentaires frais, précarité énergétique, manque d'espaces verts, etc.) et à préparer un futur redéveloppement (création de nouvelles filières en lien avec les acteurs économiques locaux et les organismes de formation du territoire : lycées, coopératives, etc.). Bien souvent, elles s'appuient sur des collectifs habitants qui s'emparent du foncier disponible pour imaginer des pratiques alternatives. 

Pour autant, ces politiques restent généralement ambiguës et comportent plusieurs limites (Vincent Béal et Max Rousseau, "Après la croissance. Déclin urbain et modèles alternatifs", La Vie des idées, 2018). L'une d'elles concerne notamment la gouvernance multiniveau : dans le cadre de la planification écologique, il serait par exemple pertinent de prioriser, au moins partiellement, les indispensables investissements nationaux et européens pour la transition sur les espaces délaissés. Ceci, toutefois, impliquerait la construction préalable de grilles scientifiques permettant d'objectiver ces inégalités territoriales afin de les tenir à l'écart de la politisation actuelle.