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© Didier San Martin / Stock-adobe.com

La France peut-elle atteindre le plein-emploi ?

Temps de lecture  14 minutes

Par : Yannick L'Horty - Professeur à l'Université Gustave Eiffel

Création de France Travail le 1er janvier 2024, perspective de plein-emploi comme feuille de route officielle pour l'économie française d'ici 2027… il y a du nouveau sur le front de l'emploi. Cette perspective est-elle réaliste et quels sont encore les obstacles sur la route du plein-emploi ?

Le plein-emploi n'est plus une utopie en France. Après quatre décennies de chômage persistant à des niveaux élevés, la perspective d'un retour au plein-emploi est à nouveau évoquée dans le débat public. Elle a été rendue crédible par les évolutions récentes du taux de chômage qui a diminué de 3 points depuis son pic de 2015, où il atteignait 10,5 %. Désormais stabilisé à 7,5% fin 2023, le taux de chômage doit encore diminuer d'un tiers pour passer sous le seuil des 5%, chiffre symbolique en deçà duquel l'objectif serait réalisé. Les spécialistes s'accordent en effet sur l'idée que le plein-emploi serait concrètement atteint en France si le taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) venait à passer durablement sous ce seuil des 5%. Si cela suppose une amélioration encore assez substantielle du marché du travail, elle ne paraît plus irréaliste.

Dans tous les cas, le plein-emploi a désormais acquis le statut d'un objectif officiel du gouvernement. Dix ans plus tôt, l'inversion de la courbe du chômage était souhaitée par le président François Hollande. Aujourd'hui, le retour au plein-emploi est explicitement visé d'ici la fin du deuxième quinquennat d'Emmanuel Macron, en 2027. Le ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion professionnelle a été symboliquement rebaptisé ministère du travail, du plein-emploi et de l'insertion Professionnelle en mai 2022 (en janvier 2024, il devient ministère du travail, de la santé et des solidarités). Une "loi pour le plein-emploi" a été promulguée le 18 décembre 2023 créant France Travail, en remplacement de Pôle Emploi. Cette loi prévoit 

  • des moyens renforcés pour développer l'accompagnement des entreprises et des demandeurs d'emploi ;
  • de systématiser l'inscription des demandeurs d'emploi, en particulier des jeunes accompagnés par les missions locales et des personnes en situation de handicap, et de la rendre obligatoire et même automatique pour les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA). Les demandeurs doivent désormais signer un contrat d'engagement unifié, en remplacement des contrats existants, assorti d'un plan d'action prévoyant au moins 15 heures d'accompagnement et/ou de formation. 

En toile de fond, un empilement de réformes structurelles favorables à l'emploi

La loi pour le plein-emploi de 2023 et la création de France Travail parachèvent un vaste ensemble de réformes du marché du travail d'inspiration libérale qui ont changé la nature et l'intensité de l'action publique pour l'emploi en France dans le courant des années 2010, autour de quatre piliers. 

Le premier pilier est celui de la réforme du code du travail, de la loi El Khomri jusqu'aux ordonnances d'Emmanuel Macron de 2017, qui ont allégé les coûts et les procédures d'embauche et de licenciement tout en contribuant à l'inversion de la hiérarchie des normes, en plaçant les accords d'entreprise au-dessus des accords de branche. Le travail est devenu plus flexible de façon à faciliter les ajustements du volume d'emploi au plus près des besoins des entreprises.

Le deuxième pilier réside dans la réforme du coût du travail avec le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi qui a été mis en place à partir de 2013 et qui s'est pleinement ajouté aux exonérations de cotisations sociales à partir de 2019. Les mesures d'exonérations organisent l'absence de charges sociales au niveau du Smic et l'existence d'allègements jusqu'à des seuils de salaires très élevés, de 3,5 Smic.  

La réforme de la formation professionnelle a fait l'objet quant à elle d'une succession de mesures. Lancée en 2014, à la suite de l'accord national interprofessionnel du 14 décembre 2013, elle a pour but de favoriser le développement des compétences et la compétitivité des entreprises. Elle a été approfondie par la loi dite Travail, du 8 août 2016, qui s'est traduite par la création du compte personnel de formation, la simplification des démarches des entreprises et l'unification des guichets. Puis, elle a été élargie par la loi "pour la liberté de choisir son avenir professionnel" adoptée le 1er août 2018 qui réorganise le financement de la formation professionnelle et assoupli les conditions de création et de fonctionnement des centres de formation des apprentis. Toutes ces réformes successives visent à faciliter l'accès à la formation des salariés et des demandeurs d'emploi et à rapprocher le contenu de la formation des besoins des entreprises. 

Le quatrième et dernier pilier est celui de l'assurance chômage qui a consisté lui aussi en une succession de réformes au travers desquelles les conditions d'accès à l'assurance ont été progressivement durcies, le montant des indemnités a été plafonné et réduit, et la durée de l'assurance a été limitée. La finalité est à la fois de rechercher l'équilibre financier du régime d'assurance et d'inciter les demandeurs d'emploi à mener une recherche active, les conduisant effectivement au retour à l'emploi. 

Avec la perspective de France Travail, c'est un renforcement de l'accompagnement des demandeurs d'emploi qui est en œuvre, c'est-à-dire à la fois du suivi et des contrôles de l'effectivité des démarches de recherche d'emploi. L'objectif est aussi une meilleure organisation et coordination de l'ensemble des acteurs de l'emploi, à la fois au niveau national et au niveau local. 

Au total, toutes ces réformes modifient le paysage institutionnel dans un sens jugé favorable à la création d'emploi, qui peut toutefois être moins favorable du point de vue de la qualité des emplois créés. Côté pile, elles incitent les entreprises à créer de nouveaux postes de travail, facilitent la rencontre entre ces nouvelles offres et les demandeurs d'emploi mieux formés, et incitent également ces demandeurs à accepter les offres. Côté face, elles peuvent aussi contribuer à fragiliser et insécuriser les demandeurs d'emploi dans leur recherche, voire à les stigmatiser en alimentant un climat de suspicion sur l'authenticité de leurs démarches. 

L'objectif du plein-emploi en France n'est plus irréaliste…

Force est de constater que la mise en œuvre progressive de cet agenda de réformes est effectivement allée de pair avec un reflux assez marqué du taux de chômage. Depuis le début des années 80, ce taux se situe en moyenne à un niveau proche de 9% et connait des fluctuations à la hausse et à la baisse dans un corridor compris entre 7% et 11%. Il s'est donc toujours maintenu depuis 40 ans assez loin de la barre des 5%. Pour y parvenir, il importe en premier lieu de franchir le plancher des 7%. Cela s'est presque produit à la veille de la crise sanitaire où le taux de chômage atteignait 7,1%. Mais sous l'effet de la crise et de la mise à l'arrêt des recherches d'emploi de nombreux demandeurs, le taux de chômage a subi une hausse brutale pour atteindre 9% au troisième trimestre 2020 avant de reprendre son mouvement de baisse et de "taper" à nouveau le plancher des 7% fin 2022, puis de se stabiliser autour de 7,5% fin 2023.

Il ne s'agit pas pour autant d'un lien de causalité strict. La baisse du taux de chômage ne saurait être expliquée de façon univoque par les politiques de l'emploi mises en œuvre à partir des années 2010. Elle ne s'explique pas uniquement non plus par le rythme de croissance de l'économie française, qui demeure assez inférieur à 2% en moyenne depuis la grande récession de 2009. C'est surtout la faiblesse des gains de productivité apparente du travail (rapport entre la richesse créée et le facteur travail, en prenant en compte seulement le volume de travail mis en œuvre dans le processus de production) qui est à l'origine de la bonne tenue de l'emploi. Comptablement, la croissance de l'emploi est en effet donnée par le taux de croissance de l'économie diminué de celui de la productivité. Lorsque les gains de productivité sont faibles, l'emploi peut continuer à croître dans un contexte de croissance faible ce qui rend possible le reflux du chômage. Dans ce cas, l'emploi est plus inclusif, dans le sens où des personnes auparavant plus éloignées du travail retrouvent un emploi.

Les gains annuels de productivité sont en effet inférieurs à 0,5% depuis le début des années 2000, en France comme dans la plupart des pays de l'OCDE. C'est un constat préoccupant si cette faible croissance de la productivité reflète un essoufflement du progrès technique, ce qui reste une question ouverte parmi les économistes. Mais c'est aussi une bonne nouvelle pour l'emploi puisqu'elle signifie que le contenu de la croissance en emploi s'est enrichi. Sous l'effet de la montée des services et aussi sans doute du développement très important de l'apprentissage depuis 2019, évolution à porter au crédit des politiques de l'emploi, l'économie française parvient à créer des emplois même avec une croissance durablement faible. 

Les chiffres de l'emploi sont beaucoup moins connus et moins suivis que ceux du chômage. Ils délivrent pour autant une image très différente du marché du travail. Selon les données de l'Insee, on dénombre près de 27 millions d'emplois salariés en France fin 2022, soit le niveau le plus élevé jamais atteint. Le taux d'emploi, qui rapporte le nombre de personnes en emploi sur la population en âge de travailler, atteint lui aussi un niveau record, de 68,1% en 2022, alors qu'il était de 64% au début des années 2000. L'écart avec la moyenne de l'Union à 27 est encore de trois points en 2022 mais il était deux fois plus important au début des années 2000. Sur les 30 dernières années, le nombre d'emplois salariés en France a augmenté d'un peu plus de 7 millions d'actifs occupés. 

Cette hausse est essentiellement due au secteur des services marchands qui concentre désormais un emploi sur deux, sachant que les emplois intérimaires y sont classés quel que soit le secteur où se déroule la mission d'intérim. Le tertiaire non marchand est le deuxième grand secteur d'activité, avec 9 millions d'emplois en 2022. Souvent associé à l'emploi public, le tertiaire non marchand ne s'y limite pas. Il comprend la quasi-totalité de l'emploi public, soit 5,6 millions de salariés, et un tiers d'emplois privés : activités de sécurité sociale, notamment des caisses d'assurance maladie et d'allocations familiales ; enseignement privé ; professions de santé ; hébergement médico-social et social ; action sociale sans hébergement.

L'emploi en France atteint chaque année des records historiques. Rappelons que pendant les décennies avant 2000, l'emploi salarié des secteurs marchands fluctuait autour d'un niveau situé aux environs de 13,5 millions. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour constater une forte hausse de l'emploi, de plus de 2 millions entre 1997 et 2001. Par la suite, tout au long des années 2000, ce niveau élevé a été conservé et même consolidé jusqu'au pic atteint à la veille de la crise de 2009, à nouveau largement dépassé aujourd'hui.

Dans le même temps, la structure de l'emploi s'est considérablement transformée. Elle s'est tertiairisée, sous l'effet du recul de l'industrie, de la stabilité de la construction et de la montée des services, qui représentent aujourd'hui quatre emplois sur cinq. Ce mouvement entretient la faiblesse des gains de productivité. Par ailleurs, la nature même des emplois s'est considérablement transformée, sous l'effet des changements dans les conditions de travail et de la diffusion des nouvelles technologies. 

… mais de sérieux obstacles se dressent encore sur la route du plein-emploi

Pour parvenir à passer sous la barre des 5% de taux de chômage d'ici 2027, en partant de la situation initiale d'un taux de chômage à 7,5% fin 2023, le gouvernement doit parvenir à baisser le chômage d'un tiers, ce qui représente 0,7 point de pourcentage chaque année pendant 3 ans et demi. Cela ne correspond pas à un rythme de baisse exceptionnel. De nombreux épisodes de baisse du chômage dans le passé ont été caractérisés par des rythmes plus soutenus.

L'ampleur des réformes structurelles réalisées sur le marché du travail depuis les années 2010 apporte un élément de contexte favorable à l'amélioration du volume de l'emploi, en particulier les réformes de la formation professionnelle qui jouent un rôle crucial dans la perspective du plein-emploi. La faiblesse des gains de productivité constitue un deuxième atout. Même dans un contexte de croissance faible, qui se confirme à court terme, l'économie française peut générer suffisamment d'emplois pour parvenir à réduire le chômage.

Mais il reste encore des obstacles à surmonter pour y parvenir. Le premier d'entre eux est celui des difficultés croissantes des recruteurs pour trouver de nouveaux salariés. Malgré les réformes, en particulier celles de la formation professionnelle, et en dépit d'un niveau toujours élevé de chômage, des risques de pénuries de main-d'œuvre existent dans de nombreux secteurs et pour de nombreux métiers, souvent les plus pénibles et les moins rémunérés. Au fur et à mesure de la décrue du chômage, ces problèmes risquent de s'amplifier.

La question est celle de la mobilisation effective des demandeurs d'emploi, en particulier des jeunes et des seniors, dans un contexte de non-recours massif et d'empilement des dispositifs des politiques sociales. Une condition de succès des réformes du marché du travail est celle de la participation des personnes, de leur engagement dans des dispositifs de formation ou dans une recherche active d'emploi. Soutenir la participation des demandeurs au travers d'un renforcement des actions d'accompagnement est précisément la feuille de route de France Travail. L'action publique dans ce domaine comprend également des aides monétaires, telle que la prime d'activité, et des menaces de sanction, avec les durcissements répétés de l'assurance chômage et l'accroissement des contrôles des demandeurs d'emploi.

Un problème symétrique est celui de la mobilisation des entreprises. Les efforts réalisés par la puissance publique pour réformer son action et ceux demandés aux chômeurs et aux inactifs pour participer au marché du travail, sont autant de conditions nécessaires à la baisse du chômage. Pour porter leurs fruits, ces conditions doivent être complétées par un engagement des entreprises. Il s'agit d'intensifier leur participation dans l'accompagnement des demandeurs d'emploi et dans les actions de formation, notamment celles en situation de travail. Par exemple, le développement très important de l'apprentissage depuis la crise sanitaire a été rendu possible par un engagement des entreprises et des maîtres d'apprentissage. Il en va de même pour l'ensemble des dispositifs des politiques de l'emploi. L'enjeu est aussi celui de la qualité des emplois créés et celui de l'amélioration des conditions de travail et de rémunération. 

Dans la liste des obstacles sur la route du plein-emploi, on peut enfin évoquer la problématique des discriminations à l'embauche. Dans une revue récente (Yannick L'Horty et Pascale Petit, "Mesurer des discriminations ethno-raciales en France : l'apport des testing", Appartenances et Altérités, 3, 2023) de la littérature empirique en France sur la mesure de discriminations, nous avons recensé 20 études de portée scientifique reposant sur la méthodologie des tests par correspondance, souvent appelés "testing" en France, dans le domaine de l'accès à l'emploi et pour le critère de l'origine ethno-raciale, le plus souvent pour une origine d'Afrique du Nord et de l'Ouest. 

Malgré leurs nombreuses différences, toutes ces études, sans exception, concluent à une discrimination à l'encontre du candidat minoritaire, qui est en moyenne de 41% de réduction des chances d'être invité à un entretien d'embauche. Ces travaux indiquent à la fois l'intensité, la généralité et la permanence des discriminations ethno-raciales en France. Ce niveau de discriminations met en question la capacité de l'immigration de travailleurs étrangers à répondre aux pénuries de main-d'œuvre. Assurément, l'ampleur du phénomène en fait un obstacle réel dans la perspective du retour au plein-emploi.