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© Clémence Béhier / Stock-adobe.com

Les citoyens se désintéressent-ils de la politique ?

Temps de lecture  15 minutes

Par : Rémi Lefebvre - professeur de science politique à l'université de Lille

Abstention à des niveaux historiques, montée des "populismes", impopularité des gouvernants, "fatigue" démocratique, "apathie citoyenne", défiance à l'égard du personnel politique… Faut-il en déduire un désintérêt général des citoyens pour la politique ? Ou est-ce qu'un nouveau rapport à la politique, plus critique, se développe-t-il ?

La démocratie représentative semble en crise. Les citoyens se détournent-ils de la politique ? La défiance s'accroit de manière incontestable. L'intérêt pour la politique fléchit mais il ne faut pas idéaliser le passé : il n'a jamais été très élevé. Par ailleurs, le rapport au politique se transforme. Le jeu politique officiel et institué (la politique" politicienne") suscite un rejet croissant mais la sensibilité à des enjeux substantiels comme le pouvoir d'achat, l'environnement, les inégalités prend des formes renouvelées.  C'est un nouveau rapport à la politique qui se construit qui appelle sans doute une transformation de l'offre de participation politique. 

Le désintérêt pour la politique est structurel

La démocratie représentative est fondée sur un idéal : celui d'un citoyen intéressé par la politique et compétent pour y prendre part. Cet intérêt pour la politique est censé principalement se manifester à travers le vote, obligation morale démocratique. La démocratie est donc fondée sur le présupposé de la politisation et de la participation politique des individus. Or, depuis les années 1950, la science politique, américaine puis française, a montré que cet idéal ne correspond pas à la réalité. 

Dès les années 1960, les travaux américains remettent en cause l'existence d'un citoyen activiste et rationnel. Le citoyen est de fait plutôt passif, peu informé, peu intéressé. Lorsqu'il s'intéresse à la politique, son rapport est souvent oblique et intermittent. Dans un ouvrage fondamental, Le Cens caché, publié en 1978, Daniel Gaxie, statistiques à l'appui, réfute l'idée d'un intérêt pour la politique universellement partagé, intérêt que les études ont tendance toujours par effet de méthode à surestimer (l'aveu d'indifférence étant difficile à avouer compte tenu de la norme sociale de la participation).

Prolongeant la réflexion menée quelques années plus tôt par le sociologue américain Paul Lazarsfeld, le politiste français établit des fourchettes d'intérêt : il montre que seuls 10% à peu près des individus sont politisés du fait, soit d'une participation aux activités politiques (adhésion à un parti politique, participation aux campagnes électorales par exemple), soit d'une participation aux activités politiquement orientées (grèves, manifestations à caractère politique), ils suivent l'actualité politique quotidienne et échangent régulièrement avec leurs proches sur l'actualité politique ; 20 à 40% des citoyens sont des spectateurs occasionnels c'est-à-dire qu'ils s'intéressent à la politique surtout lors des périodes de politisation (élections présidentielles, campagnes électorales) ; enfin, 50 à 70% des individus sont globalement indifférents aux activités politiques. C'est chez cette dernière catégorie de citoyens que l'abstention est la plus forte. Mais ils peuvent voter… sans s'investir très fortement dans le processus qui conduit à leur choix électoral (on peut alors parler de vote "désinvesti"). 

Comment expliquer ce désintérêt structurel ?  Les travaux de Daniel Gaxie ont montré que l'intérêt pour la politique était très largement déterminé par le capital culturel et le niveau de diplôme. S'intéresser à la politique suppose de maîtriser un ensemble de connaissances et de compétences (sur les institutions, les règles du jeu, les enjeux en discussion souvent techniques, les forces politiques, les positions des partis sur les questions en débat…). La politique est une activité intellectuelle faite de codes qui mettent à distance les "profanes" incapables de les déchiffrer.

L'intérêt politique est aussi fonction d'un "sentiment de compétence" qui renvoie lui-même à un sentiment d'assurance culturelle, lié à la position sociale et au niveau de diplôme. Les diplômés se sentent plus compétents et donc plus habilités à produire, de manière légitime, des opinions et des jugements politiques. Inversement, les catégories sociales peu dotées en capital culturel ont tendance à s'auto-exclure du jeu politique ("la politique ce n'est pas pour moi, c'est trop complexe", "il y a des gens plus compétents que moi"). 

Appétence et compétence pour la politique sont ainsi liées. L'accumulation de compétences politiques a une incidence directe sur l'intérêt que l'on nourrit pour la politique et sur les actions à finalité politique que l'on va entreprendre. L'intérêt pour la politique présuppose une certaine forme de compétence politique. L'intérêt pour la politique renforce cette compétence. 

Au total, les régimes démocratiques prétendent que tous les citoyens sont compétents politiquement mais ils ne leur donnent pas à tous les moyens nécessaires pour qu'ils le soient réellement (d'où l'existence pour Daniel Gaxie d'un cens caché). Certains groupes dominés ont pu compenser leurs handicaps sociaux et culturels par l'appartenance à des groupements politiques comme les partis politiques ou les syndicats. Ainsi, l'adhésion au Parti communiste, aujourd'hui déclinante, a permis de politiser et d'éduquer les catégories populaires (à travers les écoles du parti notamment) et leur a permis de partiellement surmonter leur sentiment d'indignité sociale. 
Des statistiques plus récentes montrent que le désintérêt pour la politique progresse. 
 

Intérêt déclaré pour la politique (données pondérées)
 201220172022
Pas du tout10,813,416,9
Un peu30,640,042,5
Assez36,631,024,7
Beaucoup22,015,615,9

Sources : enquête post-électorale 2012 (CEVIPOF, n=2504), French election study 2017 (CEE/PACTE/CED, n=1830), enquête PEOPLE2022 (CERAPS/ESPOL/LEM, n=1978).
 
Si l'intérêt pour la politique est lié au capital culturel, comment expliquer ce désintérêt croissant alors que le taux d'instruction a progressé et que l'accès à l'enseignement supérieur s'est démocratisé ? 

L'augmentation de la défiance, quelles en sont les raisons ?

Il faut d'abord relativiser ces progrès de la scolarisation et la massification de l'enseignement supérieur. Un jeune né en 2001 sur cinq n'a pas eu son bac en 2019 et le bac s'est sans doute dévalué. En moyenne entre 2018 et 2020, 50% des jeunes sortants de formation initiale sont diplômés de l'enseignement supérieur. Si, depuis la fin des années 1970, le niveau de diplôme a augmenté, les transformations économiques ont produit de nouvelles formes d'exclusion sociale et économique. 

Certaines transformations de la société ont produit les ressorts de nouvelles formes de désintérêt pour la politique ou d'indifférence : l'individualisation a produit de l'atomisation sociale et de l'isolement tout comme le déclin des classes sociales (affaiblissement de l'appartenance de classe), ou l'érosion de la capacité des partis de gauche à structurer les catégories populaires…

Mais surtout la défiance à l'égard de la politique a progressé. Ce phénomène de défiance n'est pas nouveau. Comme de nombreux philosophes l'ont montré (Bernard Manin, par exemple, dans Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995), la démocratie représentative est toujours "en crise". Elle n'est jamais assez "représentative". Les professionnels de la politique sont toujours suspectés de déposséder "le peuple" et de servir avant tout leurs intérêts. 

Cette défiance s'est radicalisée ces dernières décennies. Dans les enquêtes récentes du Cevipof, au moins deux tiers des personnes interrogées jugent que la démocratie fonctionne mal, que les hommes politiques sont essentiellement préoccupés par leurs intérêts personnels, qu'ils sont corrompus… (baromètre de la confiance, Cevipof, février 2024). L'abstention progresse à toutes les élections (aux régionales de juin 2021, 65% des électeurs n'ont pas pris part au vote). Seules les élections présidentielle et municipales sont encore mobilisatrices et moins que le passé.

Cette défiance a des origines multiples et complexes. Les élites politiques ne parviennent pas à traiter un certain nombre de problèmes ou les accentuent (chômage, inégalités, crise environnementale, dégradation des services publics…). Les alternances se sont multipliées depuis 1981 sans provoquer de changements profonds suscitant désenchantements et déceptions. 

Comment analyser cette impuissance ou ce "recul" du politique ? Elle suscite des analyses divergentes : diminution des marges de manœuvre du pouvoir politique, par rapport à l'économie notamment (dans un contexte de mondialisation), accroissement des demandes sociales vis à vis du politique, "gouvernabilité" complexe de sociétés de plus en plus fragmentées, poids des lobbys et des multinationales qui déplacent les centres de décisions, perte d'agilité de l'État… L'hyperprofessionnalisation de la politique a de plus renforcé le discrédit des élites (la politique est de plus en plus repliée sur ses jeux et enjeux propres). L'hypermédiatisation de la vie politique et les réseaux sociaux ont accentué cette tendance en appauvrissant, polarisant voire hystérisant la politique. Il est difficile de s'intéresser à une activité que l'on juge peu légitime ou dont les acteurs inspirent de la réprobation.

La politique est aussi devenue plus complexe à suivre, ce qui accroît le désintérêt. Le clivage gauche-droite qui servait de repère à nombreux électeurs s'est brouillé. Avec la fragmentation du système partisan, l'offre politique est plus éclatée et plus instable que dans les années 1970 où deux camps (la gauche et la droite) et quatre partis (l'UDF, le RPR, le PS, le PCF) dominaient la scène politique (Maurice Duverger parlait alors de "quadrille bipolaire"). Il est ainsi plus couteux (en temps, en acquisition de connaissances…) aujourd'hui de s'intéresser à la politique car elle est moins facilement intelligible, d'autant plus que les partis politiques, très affaiblis, ne proposent plus de grilles de lectures pour la rendre lisible. Enfin, une partie des citoyens sont sans doute aussi plus critiques et exigeants (augmentation du nombre de diplômés). Ils ne se satisfont plus du vote et aspirent à de nouvelles formes de participation…

Prenant en compte ces divers phénomènes, les politistes Laurent Lardeux et Vincent Tiberj ont proposé récemment une analyse renouvelée du rapport au politique. Ils ont construit une typologie autour de quatre groupes de citoyens : les sophistiqués (haut niveau de diplôme et d'intérêt), les ordinaires (faible niveau de diplôme et d'intérêt), les autodidactes (faible niveau de diplôme, fort intérêt) et les distants (fort niveau de diplôme et faible intérêt). Il montre que le manque d'appétence pour la politique peut être le produit d'un haut niveau de connaissances. Les citoyens les plus compétents disposent d'informations sur la politique qui conduisent à peu s'y intéresser ou à s'en détourner : ce sont des citoyens "à qui on ne la fait pas" et qui décodent trop bien le jeu politique pour être dupes de ses artifices. 

Dans ce cas, la connaissance ne nourrit plus l'appétence mais le désenchantement (ce qui amène à nuancer les analyses de Daniel Gaxie). Selon lui, l'augmentation du niveau de diplôme a ainsi surtout abouti à l'émergence d'une catégorie de citoyens jusqu'ici marginale : les distants. Ils ne sont que 8% parmi les seniors, mais constituent le premier groupe en termes d'effectifs parmi les moins de 45 ans, avec environ 40% des individus dans ce cas. Il établit enfin que le groupe des autodidactes reculent (en lien avec le déclin du militantisme partisan ou syndical). Les autodidactes sont encore un quart des plus de 60 ans, mais ne représentent plus que 8 à 9 % des moins de 45 ans. 

Aspiration à une autre manière de faire la politique ?

Une forme d'indifférence critique, mâtinée de dégoût, a donc gagné les citoyens les plus politisés qui se détournent d'un spectacle politique devenu souvent médiocre à leurs yeux. Le désintérêt et la défiance touchent ainsi aujourd'hui le socle sociologique le plus attaché traditionnellement à la démocratie représentative, les classes diplômées, ce qui est préoccupant. 

Mais si la distance s'accentue à l'égard de la politique instituée, le jeu et la concurrence des partis ou les controverses médiatiques, il ne faut pas en déduire un désintérêt généralisé pour la politique entendue dans un sens plus substantiel. Certes, sont à l'œuvre des logiques d'"évitement du politique". La sociologue américaine Nina Eliasoph forge cette expression en s'intéressant au désintérêt politique chez les Américains. Elle montre que les individus évitent soigneusement de parler politique en public (ce qu'ils font dans la sphère privée) pour préserver les sociabilités et les fictions communautaires. L'effacement du "commun" aux États-Unis résulte d'un processus complexe et profond d'évitement du politique, en partie effectué par les médias qui aboutit à neutraliser l'espace public, à en faire un espace où il devient impossible de faire la politique. Le jeu politique passionne moins et le repli sur la sphère privée et les préoccupations personnelles dans une société individualiste sont des phénomènes qui éloignent de la politique.

Cependant les citoyens ne se détournent pas forcément de questions de fond, qui les concernent directement, comme les inégalités, les services publics, le pouvoir d'achat, la sécurité, le réchauffement climatique ou l'égalité hommes-femmes. En cela, il n'y a sans doute pas de dépolitisation de la société, comme on l'entend souvent, en dépit de la progression de l'abstention et du désintérêt pour la politique institutionnelle. Les jeunes étudiés par Laurent Lardeux et Vincent Tiberj sont nombreux à considérer que la politique est importante (43%, soit presque autant que les seniors), mais ils s'avèrent moins confiants dans les institutions : ils ne sont que 27% à avoir confiance dans le Parlement et 23% dans le Gouvernement. Faible est aussi la part des jeunes qui déclarent voter systématiquement : à peine un quart, quand ils sont 31% parmi les 30-44 ans et 51% parmi les 45-59 ans. L'adhésion aux partis politiques n'a jamais été aussi faible (on recense aujourd'hui sans doute 300 000 militants dans toutes les organisations réunies).

Cependant, ces dernières années, de nouvelles formes de participation politique ou de conflictualité sociale, de natures très différentes, ont émergé qui récusent le diagnostic d'une apathie généralisée : Nuits debout, Manif pour tous, Gilets Jaunes, Me Too, marches pour le climat, lutte contre les violences policières, cause animale, listes citoyennes aux élections municipales de 2020… Une aspiration à des formes de participation moins traditionnelles et centrées sur le vote émerge qui rejette les canaux de la représentation traditionnelle. Ces formes de participation correspondent souvent à des causes jugées plus particularistes ou "identitaires" mais qui cherchent à rallier des soutiens plus larges. Des mobilisations plus classiques comme celle contre la réforme des retraites en 2023 n'ont pas disparu même si elles ont perdu de leur vigueur. 

De nouveaux modèles d'engagement se développent qui séduisent les plus jeunes : moins institutionnalisés, plus intermittents, pragmatiques, en réseau, spectaculaires aussi… Il faut néanmoins relativiser leur nouveauté (ils sont liés à l'apparition des nouveaux "mouvements sociaux" qui datent des années 1970 et de ce que le chercheur Ronald Inglehart a appelé la société "post-matérialiste"). Les réseaux sociaux ont certes dégradé le débat public et l'ont polarisé mais ils offrent aussi de nouveaux espaces d'expression et de diffusion d'opinions. Une démocratie plus "expressive", pour reprendre une expression de l'historien Pierre Rosanvallon, se développe qui peine sans doute à se structurer dans des causes collectives (les réseaux sociaux donnent l'illusion d'exprimer une parole qui a du poids).

Le vote comme acte symbolique et "rituel" politique et social s'affaiblit et s'appauvrit. Il a perdu de sa signification symbolique et morale pour ne plus devenir qu'une forme de désignation des élus, désacralisée pour une partie des électeurs. Mais comment aller au-delà du vote ? La procédure électorale demeure la principale offre de participation proposée aux citoyens. La régénérer ou lui donner un regain de légitimité suffira-t-il à répondre à la crise de la démocratie ? Il faudrait aussi inventer de nouvelles formes de participation et une démocratie plus continue et moins centrée sur le vote. La démocratie directe (recours au référendum, droit d'initiative) fait l'objet d'un regain de réflexion. L'offre de démocratie participative progresse mais surtout au niveau local. Fin 2019, on recensait 200 budgets participatifs, c'est 400 aujourd'hui. Les conventions citoyennes ou conférences de citoyens se sont développées offrant la possibilité à des citoyens tirés au sort de se former et de s'exprimer sur des sujets complexes (réchauffement climatique, fin de vie...). 

Mais l'offre de participation reste sous le contrôle des élus qui ne veulent pas se déposséder de leur pouvoir. Par ailleurs, on peut douter de l'existence d'une réelle demande sociale de participation. Elle n'émane que d'une partie des citoyens (les plus diplômés et insérés socialement). Une partie des citoyens aspirent à plus d'autoritarisme parce qu'ils estiment notamment que la démocratie est inefficace ou trop chaotique. Selon une récente enquête comparée en Europe (Elsa Conesa," L'inflation qui dure et la crise du pouvoir d'achat alimentent la défiance et le sentiment de déclassement en France", Le Monde, 13 février 2024), c'est en France que se trouve la part la plus élevée d'enquêtés favorables à ce que l'armée dirige le pays (23%, contre 14% en Allemagne), ou estimant que moins de démocratie permettrait plus d'efficacité (43% contre 34% en Allemagne).