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Le lobbying à Bruxelles : des activités multiples, une transparence insuffisante

Temps de lecture  17 minutes

Par : Jean Comte

À Bruxelles, de multiples lobbies tentent d’influencer les politiques et le droit européens, tandis que les institutions européennes les utilisent comme des sources d’information et d’expertise. Quelle est l’influence des lobbyistes ? Comment leur activité est-elle encadrée ?

Personne ne l’ignore : "Bruxelles", ou plus précisément son quartier européen, fourmille de lobbyistes en tout genre. Depuis une soixantaine d’années, la montée en puissance de l’Union européenne comme centre de réglementation et de décision économique et politique n’est en effet pas passée inaperçue auprès des acteurs économiques privés. De multiples sociétés et fédérations d’entreprises, consultants et ONG y ont développé leur représentation auprès des institutions européennes au fur et à mesure que ces dernières se voyaient confier des prérogatives accrues. Les chiffres officiels des représentants d’intérêts auprès de la Commission européenne sont à cet égard éclairants. Créé en 2011, le registre de transparence de la Commission européenne a vu depuis son nombre d’inscrits continuellement augmenter, jusqu’à dépasser les 12 000 en 2022.

Un écosystème varié

Par lobbying, on entend l’ensemble des "activités exercées par les représentants d’intérêts dans le but d’influencer l’élaboration ou la mise en œuvre des politiques ou de la législation, ou les processus décisionnels des institutions signataires ou d’autres institutions, organes et organismes de l’Union", selon la définition officielle en vigueur dans les institutions européennes.

Cette définition large recouvre différents types d’activités d’influence. En tout premier lieu, on trouve bien sûr le travail d'amendements de chaque projet de texte législatif (règlements, directives, etc.), au moment de sa préparation dans les services de la Commission européenne ou durant son examen par les colégislateurs (Conseil des ministres de l’Union et Parlement européen).

Le lobbying recouvre aussi l’intense activité d’influence de l’agenda législatif européen en général, c’est-à-dire le fait de placer (ou de ne pas retenir) certains sujets dans les priorités politiques des institutions européennes. L’engagement pris en 2014 par la Commission européenne, alors dirigée par Jean-Claude Juncker, d’œuvrer à la création d’une union des marchés de capitaux (UMC) avait ainsi été perçu comme une victoire des lobbys de la finance, qui espéraient que cet axe de travail se traduirait par une déréglementation de leur activité.

Plus récemment, l’adoption du Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal), un ensemble d’initiatives visant à rendre l’Union européenne climatiquement neutre à l’horizon 2050, a marqué la consécration du travail de lobbying des multiples ONG œuvrant pour le climat ou la défense de l’environnement auprès de la Commission européenne.

Quatre principaux types de lobbyistes peuvent être distingués parmi ceux actifs auprès des institutions européennes :

  • Les entreprises représentent la catégorie la plus évidente. Étant parmi les premières concernées par les textes adoptés à Bruxelles, elles ont mis sur pied des unités spécialement dédiées. Parmi les 2 800 recensées dans le registre officiel des institutions européennes, ce sont essentiellement des grandes sociétés qui sont présentes, les PME n’ayant en général pas les moyens de disposer d’une représentation ou d’un bureau à Bruxelles. Les secteurs économiques et financiers représentés sont extrêmement variés, de la finance (Société générale ou Amundi) à l’informatique (Atos), en passant par le luxe (LVMH), le transport (Renault) ou l’agro-alimentaire (Danone).
  • Les fédérations d’entreprises constituent également des acteurs incontournables à Bruxelles. Un peu plus de 2 600 d’entre elles sont listées dans le registre en ligne. Elles réunissent des groupes d’entreprises, soit par nationalité (comme l’organisation patronale des entreprises françaises, le Medef), soit par secteurs – comme la Fédération bancaire française –, voire des fédérations transnationales – comme la Fédération bancaire européenne qui regroupe les Fédérations bancaires nationales. 
    Les fédérations d’entreprises ont en général un poids plus important que les entreprises, car elles ont de facto un statut représentatif qui leur assure une attention accrue de la part des institutions européennes. Devant parler au nom d’entités qui ont quelquefois des intérêts divergents, elles ont en outre une meilleure capacité à synthétiser les enjeux et à faire émerger des axes de consensus propres à satisfaire l’ensemble de leurs membres.
  • Les cabinets de consultants sont des sociétés qui vendent des services de lobbying à d’autres entreprises ou fédérations. Ils leur offrent une parfaite connaissance et maîtrise du processus législatif communautaire et de l’écosystème politique européen. Ils accompagnent leurs clients dans les dossiers les plus pointus au sein des arcanes bruxellois. Certains consultants assurent également l’aspect communicationnel. Si la plupart des consultants sont généralistes, certains d’entre eux peuvent disposer d’une expertise sectorielle. Les plus connus de ces cabinets sont des sociétés anglo-saxonnes, comme FleishmanHillard, mais plusieurs acteurs français sont aussi implantés à Bruxelles, comme Euralia ou Lysios.
    Précisons que ces trois types d’intervenants, entreprises, fédérations et consultants, n’opèrent pas en cercle exclusifs : leurs activités se superposent. La banque Natixis est ainsi inscrite au registre des lobbys, mais elle s’appuyait jusqu’à récemment sur FleishmanHillard et elle est adhérente de la Fédération bancaire française, qui bénéficie d’un bureau à Bruxelles, cette fédération étant elle-même membre de la Fédération bancaire européenne, très active auprès des institutions européennes.
  • Les ONG méritent une mention particulière. Elles récusent en général le terme de "lobbying" qu’elles estiment peu flatteur pour lui préférer celui, d’origine anglo-saxonne, de "plaidoyer". Sur le fond, leurs activités relèvent pourtant bien du lobbying puisque leur objectif est de peser sur l’agenda et les textes législatifs, même si souvent dans un sens très différent de celui d’autres acteurs privés. Très bien organisées, les ONG peuvent être extrêmement efficaces – davantage quelquefois que le secteur privé.
    Les ONG les plus actives sont celles travaillant pour les questions d’environnement, telles Greenpeace, WWF ou Transport & Environment. Signalons aussi Transparency international qui lutte contre la corruption et pour la transparence de la vie politique, le Bureau européen des unions de consommateurs qui défend, comme son nom l’indique, les intérêts des consommateurs ou encore FinanceWatch qui milite en faveur d’une régulation plus stricte du secteur de la finance.
    Les ONG sont officiellement 3 400 inscrites au registre de transparence de l’Union européenne. À noter que certaines d’entre elles sont de fausses ONG dont les pratiques relèvent de l’astroturfing, autrement dit ce sont des ONG créées par des entreprises privées pour simuler une mobilisation citoyenne sur un sujet qui leur tient à cœur. Les institutions européennes ont récemment tenté d’enrayer cette pratique en demandant à chaque ONG de déclarer le nom de ses plus importants donateurs.
  • Parmi les autres catégories de lobbyistes, le registre de la Commission européenne liste également plus de 500 think tanks, dont le statut est plus compliqué à appréhender. Une poignée d’entre eux occupe un rôle central dans le débat public européen – notamment l’European Policy Centre, le centre de réflexion Bruegel ou le Center for European Policy Studies. Leurs financements sont quelquefois l’objet de controverses dans la mesure où certaines entreprises y participent – l’European Policy Centre est ainsi soutenu par des sociétés comme FleishmanHillard, Siemens ou Naftogaz. Derniers acteurs du lobbying à mentionner, les églises et les communautés religieuses, de même que les représentations d’autorités locales ou régionales, qui sont très actives dans certains dossiers.

De nombreux acteurs économiques étrangers à l’Union européenne veulent de surcroît peser sur la fabrique du droit communautaire. Cette présence des acteurs extra-communautaires se justifie notamment par l’influence et les retombées que certaines dispositions du droit de l’Union européenne peuvent avoir dans d’autres pays – ainsi du droit de la concurrence ou de l’abus de position dominante. La firme américaine Facebook a par exemple été très active à Bruxelles lorsque la Commission européenne a négocié puis adopté les deux règlements sur les services numériques (Digital Services Act et Digital Markets Act) destinés à une régulation accrue d’internet. 

Entre lobbyistes et institutions européennes, des échanges croisés

Tous les acteurs du lobbying bruxellois ont pour objectif principal de vouloir influencer les institutions européennes afin de peser sur la législation communautaire en cours ou à venir. Leur cible principale est la Commission européenne qui détient le monopole de l’initiative législative. C’est en effet la Commission qui décide de faire ou non une proposition législative et, le cas échéant, des principaux attributs du texte à venir – le choix de l’instrument juridique et de sa base légale, la portée générale du texte ou non … –, lesquels ne sont en général que marginalement modifiés ensuite. Le Parlement européen et le Conseil des ministres de l’Union, qui doivent tous deux approuver et amender les textes, sont également au cœur du travail d’influence des lobbyistes.

Influence et information

De nombreux ouvrages et articles ont décrit en détails la façon dont les lobbyistes partent à l’assaut des fonctionnaires de la Commission, des députés européens ou des représentants des États membres. La question de savoir pourquoi ces derniers acceptent fréquemment de les rencontrer, de les écouter, voire de reprendre leurs propositions, a toutefois été beaucoup moins explorée.

Lorsque l’on interroge les fonctionnaire européens – et principalement ceux de la Commission européenne –, leurs réponses vont toujours dans le même sens : afin de justifier leurs contacts avec les lobbyistes, ils mettent en avant leur besoin de s’informer sur le fonctionnement des secteurs économiques qu’ils doivent réguler. Autrement dit, là où le lobbyiste tente d’influencer le législateur, ce dernier l’utilise comme source de renseignement. Les lobbyistes permettent aux fonctionnaires de la Commission européenne d’accéder à l’expertise dont ils ont besoin pour réguler des secteurs économiques complexes. L’exécutif européen est ainsi devenu un "véritable entrepreneur politique qui se singularise par une habile captation d’expertise" (Frédéric Mérand).

Dans le détail, cette quête d’informations recouvre plusieurs aspects. La Commission a souvent besoin de renseignements généraux sur l’état du marché et le fonctionnement d’un secteur économique particulier. Elle doit par exemple comprendre les cycles d’investissements de la production de ciment ou des automobiles avant de resserrer les contraintes environnementales qui affecteront à court et moyen termes ces deux secteurs. Elle a aussi besoin d’informations très pointues à propos du fonctionnement d’un service financier innovant ou sur les caractéristiques technologiques des drones. Enfin, elle convoite des données précises sur les activités qu’elle veut réguler, données que les fédérations détiennent après les avoir recueillies auprès de leurs membres.

Participation aux décisions

Il arrive fréquemment que la Commission demande directement aux lobbys de l’aider à formuler des compromis politiques acceptables par les États et le Parlement européen. Ce sont alors surtout les fédérations d’entreprises qui lui viennent en aide, car elles sont habituées à déterminer en interne des accords équilibrés.

La plus grande partie des échanges entre les institutions européennes et les lobbyistes s’effectuent via des contacts informels, ce qui rend leur évaluation difficile. Il existe toutefois des dispositifs formalisés qui permettent des flux réguliers d’information de part et d’autre. La plupart sont instaurés par la Commission européenne. Ainsi des groupes d’experts qu’elle met en place sur des thématiques spécifiques et dans lesquels les lobbyistes sont nombreux, des consultations publiques qu’elle conduit avant de formuler chaque proposition législative, ou des études qu’elle commande à des consultants ou à des cabinets d’avocat extérieurs.

Au Parlement européen, les relations passent le plus souvent par les intergroupes, c’est-à-dire des "clubs" d’eurodéputés intéressés par une thématique spécifique et dont le financement ou le secrétariat peuvent être assurés directement par un lobby.

Il existe également des organismes chargés de définir les spécifications techniques nécessaires pour qu'un produit soit conforme au droit communautaire – par exemple les règles d’utilisation pour un mixeur de cuisine ou un drone qui garantissent son utilisation en toute sécurité. Trois instances de normalisation de l’Union européenne – le Comité européen de normalisation, le Comité européen de normalisation en électronique et en électrotechnique et l’Institut européen des normes de télécommunication – réunissent les autorités nationales chargées du sujet en y associant très étroitement les représentants des entreprises, qui peuvent notamment participer aux réunions des groupes de travaux techniques.

Le Groupe consultatif pour l'information financière en Europe (EFRAG) associe pour sa part des représentants des secteurs public et privé à la préparation des nouvelles normes comptables. Les réseaux européens des gestionnaires de réseau de transport d’électricité et de gaz, qui réunissent les opérateurs nationaux en la matière – RTE et GRTgaz pour la France –, assurent des missions officielles auprès des institutions européennes, comme la rédaction de plans décennaux concernant le développement des réseaux énergétiques. 

Une régulation insuffisante

L’écosystème du lobbying à Bruxelles n’est pas régulé à proprement parler, au sens où il n’existe aucun texte juridique qui encadre cette activité de façon contraignante. Son encadrement actuel s’effectue via un système d’incitation, incarné principalement par le registre de transparence.

Le registre de transparence

Ce répertoire a pour but de recenser l’ensemble des lobbys actifs sur la place bruxelloise, qu’ils soient physiquement basés dans la capitale belge ou non. Il comporte pour chaque inscrit une brève description de ses activités, l’adresse de son siège social, la liste de ses sujets d’intérêt – finance, environnement, commerce, etc. –, le nom de ses lobbyistes accrédités auprès des institutions européennes et, enfin, le montant financier consacré au lobbying. Les consultants doivent également déclarer leurs clients, et les ONG le nom et l’origine de leurs plus importants donateurs. Lancé en 2011, ce registre est longtemps demeuré inopérant, l’inscription des lobbys étant alors en effet facultative.

C’est seulement à partir de 2014 que la situation a évolué, la Commission européenne décidant que les lobbys non-inscrits au registre n’auraient plus le droit de rencontrer les commissaires européens, ni les membres de leurs cabinets ou les directeurs généraux de l’institution. Souhaitant bien sûr continuer à bénéficier de ces rencontres, les représentants d’intérêt se sont donc massivement inscrits au registre, lequel est passé en quelque mois de 7 000 à 8 500 inscrits.

Ce système de conditionnalité a été étendu à l’été 2021 à certains États membres. L’inscription est désormais obligatoire pour rencontrer le représentant permanent et le représentant permanent adjoint de l’État qui occupe la présidence tournante du Conseil des ministres de l’Union européenne, et de celui qui se prépare à l’occuper.

L’intérêt de ce dispositif est double. D’une part, il permet de s’assurer que la grande majorité des lobbys sont inscrits dans le registre et publient donc des informations sur leurs activités – notamment leur nombre d’employés actifs sur ces questions et le budget annuel dépensé en frais de lobbying.

D’autre part, les rencontres qui sont conditionnées à une inscription sont ensuite publiées dans le registre. Cette obligation permet de connaître très exactement combien de fois chaque représentant de lobby a rencontré chaque commissaire ou membre de son cabinet depuis 2014, ce qui représente un élément utile pour comprendre la stratégie et l’influence de chaque représentant d’intérêt.

Les failles du registre

Le système souffre toutefois de deux failles principales. Tout d’abord, la conditionnalité et les exigences de publication de rendez-vous ne s’appliquent qu’à une petite minorité des représentants officiels qui servent d’interlocuteurs aux lobbyistes, laissant dans l’ombre une très grande partie de ce travail d’influence.

À la Commission, seules quelques centaines de personnes occupant de hautes fonctions sont concernées par le registre. L’institution compte pourtant plus de 33 000 fonctionnaires et agents assimilés. Ceux occupant des emplois moins élevés dans la hiérarchie constituent autant de cibles privilégiées pour les lobbyistes puisqu’ils sont souvent ceux qui ont la main sur la rédaction des textes législatifs.

Du côté du Conseil des ministres de l’Union européenne, l’inscription au registre n’est obligatoire que pour rencontrer quelques ambassadeurs, alors que l’institution compte 3 500 fonctionnaires et assimilés et est le lieu d’échanges de centaines d’envoyés nationaux des États membres pour négocier les textes.

Au Parlement enfin, les eurodéputés ont refusé d’être obligés de ne rencontrer que les lobbyistes inscrits au registre, considérant qu’une telle obligation contrevenait à la liberté de leur mandat. Ils ont donc imposé aux rapporteurs d’un texte de publier la liste des parties prenantes rencontrées dans le cadre du travail préparatoire. Or, certains eurodéputés sont fréquemment soupçonnés d’"oublier" de déclarer certains de leurs rendez-vous.

Seconde faille principale du système actuel, le registre n’est pas exempt d’un certain nombre d’erreurs. Son secrétariat compte en effet moins de dix employés pour superviser plus de 12 000 inscrits, ce qui est peu pour contrôler chaque nouvelle entrée au registre et les données fournies. 

En 2019, une enquête avait ainsi révélé que plusieurs grandes sociétés avaient déclaré des frais de lobbying bien inférieurs à la réalité. Les déclarations approximatives sont d’autant plus fréquentes que les sanctions sont quasi-inexistantes et qu’aucune amende n’est prévue en cas d’infraction. La plus importante sanction prévue est une exclusion du registre, arme qui n’a été utilisée qu’une seule fois. Les contrôles ont toutefois été renforcés ces dernières années, afin de garantir une plus grande exactitude et exhaustivité du registre. Derrière les garanties qu’il offre, c’est toute la surveillance de l’activité de lobbying à Bruxelles qui est en jeu. 

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