Image principale 1
Image principale 1
© Nicolas Guyonnet - Hans Lucas/AFP

Inflation 2022-2024 : le rôle de la masse monétaire et du contexte économique

Temps de lecture  14 minutes

Par : La Rédaction

Choc d'offre, crise de l'énergie, création monétaire inédite, émission record de titres publics… Après trois décennies d'inflation très basse, la réapparition de l'inflation constitue un phénomène économique majeur pour l'économie mondiale. Quelles en sont les causes ? Quelles sont les évolutions possibles ?

L'origine de la notion inflation vient du latin inflare, c'est-à-dire enfler, gonfler, avec l'idée que l'extension d'une grandeur en tension croissante avec son environnement peut causer des dommages collatéraux. D'où l'importance d'engager des politiques de prévention et de lutte contre l'inflation pour rapidement réduire ses effets néfastes sur le plan :

  • social : l'inflation touche davantage les bas revenus ;
  • économique : l'effet signal des prix, essentiel à la bonne allocation des biens et services, perd de son efficacité ; il y a un risque de baisse de compétitivité face aux pays de moindre inflation et de dégradation de la balance commerciale.

Dans le langage courant, l'inflation est souvent réduite à l'augmentation continue des prix, ce qui a tendance à faire oublier le gonflement de la masse monétaire. Or, la masse monétaire a beaucoup augmenté depuis 2015. 

Par ailleurs, la mondialisation est entrée dans une nouvelle phase. Si les chiffres ne suggèrent pas vraiment de démondialisation, on observe une réduction des chaînes de valeur et une régionalisation du commerce mondial. D'autres facteurs, démographiques et écologiques, peuvent renforcer un nouveau régime économique dont l'inflation persistante pourrait être un des éléments clés.

Monnaie et inflation : que dit la théorie économique ?

Pendant les trois décennies d'inflation basse, l'analyse de la masse monétaire pour anticiper l'inflation n'était plus jugée opérante. Une étude de la Banque des règlements internationaux (BRI), publié début 2023, prend cette vision à contre-pied et revient à la théorie quantitative de la monnaie. C'est sur cette théorie que s'appuie le monétarisme.

Selon la théorie quantitative de la monnaie, il existe, à long terme, une relation empirique, environ proportionnelle, entre la croissance de la masse monétaire et l'inflation. L'inflation provient du déséquilibre entre quantité et vitesse de circulation de la monnaie et la quantité de biens et services disponibles. Lorsque trop d'argent est utilisé pour acheter trop peu de biens, il en résulte de l'inflation. L'hyperinflation allemande de 1923 en est l'illustration : une quantité astronomique d'argent en circulation rencontrait une quantité de plus en plus réduite de biens (crise économique après la défaite militaire, renforcée par l'occupation de la Ruhr par la France et la Belgique entre 1923 et 1925). L'argent n'avait plus aucune valeur. 

Cette théorie a bien fonctionné lors de la longue période d'inflation élevée durant la majeure partie du XXe siècle. Sa force explicative semblait cependant avoir disparu en période de basse inflation, d'autant plus que les banques centrales étaient passées à une politique de ciblage d'inflation (inflation targeting). 

La politique de forte baisse des taux d'intérêt, pratiquée par toutes les grandes banques centrales depuis la crise des subprimes de 2007/8, renforcée par le rachat de titres publics, avait augmenté la monnaie banque centrale (monnaie que seulement les banques commerciales peuvent détenir auprès de leur banque centrale) et la masse monétaire, mais sans effets sur l'inflation. Par conséquent, plus personne, et les banques centrales en tête, n'accordait beaucoup d'importance à l'évolution de la masse monétaire.

L'étude de la BRI met en lumière la corrélation entre hausse de la masse monétaire et celle de l'inflation. Elle suggère qu'une plus grande attention prêtée aux agrégats monétaires aurait pu permettre une réponse plus rapide contre l'inflation. 

Quelles évolutions de la masse monétaire depuis 2015 ?

Il n'y a cependant pas de relation mécanique entre masse monétaire et inflation. Cette relation dépend de la situation dans laquelle se trouve le système économique et de la nature des chocs auxquels ce dernier est exposé.

Comment la masse monétaire réagit-elle depuis 2015 ? 

Face à la crise de la zone euro, la BCE a d'abord abaissé ses taux directeurs, puis lancé en 2015 son programme d'achats d'actifs (asset purchase programme, APP). Ceci a été très efficace pour lutter contre la récession et stabiliser les pays fragilisés (Grèce, Portugal, Irlande et Italie), mais inefficace face à l'inflation : en France comme en zone euro, l'inflation est restée pendant près de 9 ans en-dessous de la valeur cible de la BCE de 2% et flirtait même avec la déflation.

 

Comment expliquer ce phénomène ?

La relation entre politique monétaire, masse monétaire et inflation est simple et complexe à la fois. La baisse des taux par la banque centrale augmente la masse monétaire si elle relance l'attribution de crédits par les banques commerciales. L'achat de titres publics par la BCE crée de la monnaie banque centrale. L'effet final sur la masse monétaire dépend de la nature du vendeur des titres publics. Il y a seulement augmentation de la masse monétaire en zone euro si la BCE achète auprès d'un vendeur (banque, entreprise, ménage) de la zone. Dans ce cas, la valeur de la vente est créditée sur un compte de la zone euro. La masse monétaire augmente, car c'est une forme d'avance ex nihilo de la BCE qui reste dans le circuit monétaire. La BCE, elle, détient maintenant le titre public que l'État ou l'organisme public émetteur doit en principe lui rembourser.

Entre 2015 et 2019, la politique de l'assouplissement monétaire n'a pas beaucoup affecté la masse monétaire parce que les banques sont restées relativement modérées dans leur distribution de crédit, la demande globale de financement était assez limitée et le souvenir de la crise des subprimes et les nouvelles règles de fonds propres incitaient à la prudence. Les États, à l'exception de la France, en ont profité pour assainir leurs finances publiques.

Comment la masse monétaire a-t-elle évolué entre 2019 et 2021 ?

L'environnement économique des années 2020 à 2023 a été totalement différent. Le recours à la dette atteint des niveaux inédits (aides massives durant la pandémie financées notamment par émission de titres publics, nette augmentation du volume de crédits, surtout immobilier) et le taux d'épargne des ménages en zone euro est monté de manière inhabituelle.

Par conséquent, entre mars 2020 et avril 2021, le taux de croissance de la masse monétaire au sens large (M3 qui va jusqu'aux formes les moins liquides telles les dépôts long terme ou parts dans des fonds) n'a cessé de croître de manière exceptionnelle. Début 2022, le taux d'inflation flambe pour atteindre 10,6% en zone euro en octobre 2022 : la quantité de monnaie en circulation est face à une offre nettement réduite.

Dès janvier 2022, la Banque de France constate qu'en zone euro et aux États-Unis, la masse monétaire a augmenté à des rythmes historiquement élevés entre fin 2019 et mi-2021. En zone euro, son taux de croissance a partiellement plus que doublé (passant de 5 à 12%), avant de retomber à 7% en 2021.

Cette augmentation est due à une forte hausse des dépenses publiques, financées par des volumes records d'émissions de dette publique, et à la très importante création monétaire des banques centrales (notamment l'achat de titres publics) et des banques commerciales.   

Quelle relation causale entre masse monétaire et la récente hausse de l'inflation ? 

Les débats sont toujours en cours sur les raisons de la hausse de l'inflation à partir de fin 2021. On a commencé à attribuer l'effet essentiel au double choc d'offre pandémique et énergétique :   

  • la hausse de la demande a créé un effet de rareté (l'arrêt des chaînes de valeur mondiale) ; 
  • les entreprises ont relayé la hausse de leurs coûts, notamment énergétiques à cause de la guerre en Ukraine, aux consommateurs finaux.   

Dans cette explication, la masse monétaire joue un rôle négligeable. 

Comment les entreprises ont-elles réussi à transmettre la hausse des coûts ? Un prix se compose de deux éléments : coûts de production et marge. Les marges servent d'ajustement, afin de maintenir les prix face à une hausse de la demande ou des coûts de production. Une étude du FMI confirme ce fonctionnement pour la période 2015 à 2020 : les marges des entreprises de la zone euro n'ont pas dépassé un point de pourcentage dans la hausse des prix. Mais entre 2021 et 2023, leur part est montée jusqu'à quatre points. L'inflation récente en zone euro a donc été tirée pour une partie importante par les profits des entreprises.

Malgré cela, la demande en zone euro est restée très robuste. Les consommateurs étaient donc en mesure d'accepter et de payer ces prix plus élevés. En France, la croissance de la consommation est globalement positive sur la période 2022-23, celle du revenu disponible brut, toujours positive depuis 2014, et même de 5,1% en 2022.

La forte hausse des dépenses publiques, essentiellement sous forme de transferts, pendant la pandémie puis pour faire face à la hausse des prix de l'énergie (bouclier tarifaire, chèque énergie...), explique pourquoi, malgré la pandémie et la hausse des prix de l'énergie, le niveau de consommation n'a pas fléchi et comment les entreprises ont pu transmettre la hausse des coûts aux consommateurs.

La progression de la la masse monétaire (création monétaire de la BCE et hausse de l'endettement public) et inflation semblent donc toujours entretenir une relation - en fonction du contexte économique. 

Comment évoluera l'inflation à l'avenir ?

Depuis son plus haut niveau en octobre 2022, le taux d'inflation de la zone euro a été divisé par deux (4,3% pour la zone en septembre 2023, 5,6% en France sur une base annuelle). Cependant, la baisse des prix de l'énergie s'est arrêtée et l'inflation la plus ressentie, celle de l'alimentation, l'alcool et le tabac, reste très élevée.  

L'actuelle évolution de la masse monétaire inaugure-t-elle le retour à une inflation basse ?

Depuis l'automne 2022, la BCE mène une politique de hausse des taux directeurs afin de lutter contre l'inflation. Depuis mars 2023, elle réduit également son programme d'achat d'actifs. Les effets sont manifestes : la distribution de crédit, tout comme l'expansion de la masse monétaire, ont nettement freiné. Les crédits immobiliers sont en net recul et la hausse de la masse monétaire s'est arrêtée. Pour la première fois depuis avril 2010, elle est même devenue très légèrement négative en août 2023 (mesurée par M3).

La masse monétaire sert également pour les prévisions macroéconomiques. En zone euro, une baisse de l'agrégat M1 (la masse monétaire va de M1 à M3, M1 étant la masse la plus restreinte et la plus liquide, contenant les billets, pièces et comptes courants, M3 l'agrégat le plus large) signale souvent une contraction économique (récession). La croissance de M1, toujours positive depuis l'introduction de l'euro, est tombée en août 2023 -10,4%, ce qui peut inaugurer une récession, et, par ricochet, une baisse de l'inflation. La BCE a réduit ses dernières prévisions et un scénario de stagflation pour 2023-2024 est à craindre.

La force explicative de M1 pour l'évolution du PIB peut cependant être réduite, car la zone euro est en phase de sortie d'un régime monétaire exceptionnel. L'évolution de M1 est influencée par la rémunération des placements alternatifs à la liquidité. Entre 2015 et 2021, la différence d'intérêt entre des comptes à vue et des comptes à terme a été très faible et la part de M1 dans M3 est devenue exceptionnellement élevée : les taux d'intérêt ne donnaient plus de signaux très efficaces. Le durcissement monétaire historique de la BCE a stoppé cette évolution à la fin 2022. L'actuelle baisse de M1 est donc plutôt une normalisation des allocations de liquidités. La stabilité de la consommation en zone euro le confirme. Il est ainsi assez peu probable que la baisse de M1 annonce une récession et une baisse de l'inflation.

La situation de l'emploi en zone euro en 2023 soutient cette perspective : malgré le ralentissement économique, le taux de chômage est tombé à 6,4% en août 2023, le niveau le plus bas depuis l'introduction de l'euro. Le lien entre emploi et situation macroéconomique semble muter. La cause probable est que la rareté de la main-d'œuvre (vieillissement, départ de la génération des baby-boomers, changement des mentalités pendant la pandémie - certaines personnes se sont retirées du marché du travail) incite les entreprises à maintenir leurs salariés. 

Cet attentisme est renforcé par le temps qu'il faut aux entreprises et ménages pour s'accommoder au nouvel environnement économique : taux d'intérêt (faciales) beaucoup plus élevés, mais historiquement loin d'être prohibitif à l'investissement (taux réels toujours proches de zéro). Dès que les acteurs économiques auront retrouvé la confiance dans ce nouveau cadre, l'investissement et la demande de crédit des entreprises et des ménages repartiront à la hausse et la masse monétaire augmentera à nouveau. De telles phases de transformation durent souvent deux ans.  

Quatre facteurs en faveur d'une inflation structurellement élevée

Les actuelles mutations de l'économie mondiale favorisent une inflation plus élevée. La présidente de la BCE a déclaré en août 2023 que "si l'offre mondiale devient moins élastique, y compris sur le marché du travail, et que la concurrence mondiale est réduite, nous devons nous attendre à ce que les prix jouent un rôle plus important dans l'ajustement". Les facteurs à l'œuvre sont :

  • la démographie : le vieillissement et la baisse démographique dans de nombreux pays mettent la main-d'œuvre sous pression (les Nations Unies prévoient une progression beaucoup plus faible que dans le passé aux États-Unis et même une nette baisse pour la zone euro) et exercent une pression à la hausse des salaires, compte tenu de l'insuffisance des flux migratoires globaux et de la persistance de rigidités sur les marchés d'emplois ;
  • la déglobalisation : la mondialisation est en train de basculer vers des logiques favorisant la proximité, la souveraineté (relocalisation) et le respect de certaines valeurs ; les chaînes de valeur risquent de se réduire et certains marchés deviendront moins contestables (entrée et sortie plus difficile) : les coûts de production augmenteront. Une étude de la BCE estime que les seules relocalisations peuvent avoir un effet à la hausse pour l'inflation (entre 1 et 12 points de pourcentage selon les scénarios) ;
  • l'endettement mondial : durant la pandémie, l'endettement global (public et privé) a atteint de records historiques. États, entreprises et ménages peuvent être tentés de tolérer une inflation plus élevée, car elle réduit le coût réel de la dette ; l'indépendance des banques centrales (détenteur de grands volumes de dettes publiques) sera mise à l'épreuve (et ainsi leur crédibilité pour lutter contre l'inflation) ;
  • la décarbonation : l'investissement dans les énergies renouvelables et la hausse du prix des énergies fossiles peuvent exercer une pression sur le niveau des prix ;
  • la digitalisation : longtemps, l'économie numérique a boosté la productivité et exercé un effet à la baisse des prix. Cette phase peut toucher à sa fin si les leaders du digital utilisent davantage des techniques de discrimination des prix, si leurs monopoles demeurent et si la régulation reste fragmentée à l'échelle mondiale.