Image principale 1
Image principale 1
© Damien Meyer/AFP

Nette progression de la dette privée et publique en France : quels sont les enjeux ?

Temps de lecture  14 minutes

Dette publique, dette privée (entreprises, ménages), composition des créanciers… L'endettement a beaucoup de facettes. Une vision globale est nécessaire pour analyser la véritable situation d'un pays. Quelle est celle de la France ? Où se situe-t-elle par rapport à des pays comparables et quels sont les enjeux qui en découlent ?

Les débats sur la soutenabilité de la dette publique occultent largement la question des dangers éventuels de l'endettement privé. En France, la dette des administrations a dépassé le chiffre symbolique des 3 000 milliards en 2023. Mais la somme de l'endettement des entreprises et des ménages – elle aussi en forte hausse durant la dernière décennie – lui est nettement supérieure (proche de 4 000 milliards d'euros fin 2022). Comment expliquer cette progression de la dette globale au sein du pays ? Dans quelle mesure est-elle alarmante ?

Enjeux de l'endettement

La dette d'un agent économique, qu'il s'agisse d'un ménage, d'une entreprise, ou de l'administration, constitue un engagement à rembourser une somme d'argent qui a été empruntée à un autre agent. En régime normal, le remboursement s'accompagne du versement d'intérêts qui rémunèrent l'opération (le temps qui passe et le risque). La dette a pour contrepartie une créance détenue par le prêteur. La dette peut être classée selon sa maturité. On distingue une dette à court terme dite aussi flottante (moins d'un an), délicate à gérer si elle doit être renouvelée, et une dette à moyen et long terme (au-delà de dix ans). La distinction entre dette publique et dette privée renvoie à la nature de l'émetteur : la dette privée est celle des ménages et des entreprises (en général limitées aux sociétés non financières en raison des structures bilancielles spécifiques des sociétés financières). La dette publique est celle des administrations dans leur ensemble : pour la France les administrations publiques se composent de l'État "dit central", des organismes de sécurité sociale, des collectivités territoriales et d'un ensemble plus diffus désigné sous l'acronyme ODAC (organismes divers d'administrations centrales).

Les ménages s'endettent à court terme, pour accroître leur niveau de consommation, et à long terme, essentiellement pour financer des achats immobiliers. Les entreprises s'endettent à court terme auprès de leurs fournisseurs et à plus long terme pour financer des projets d'investissement. Pour l'État, quant à lui, la dette est l'un des trois moyens permettant aux administrations de financer une hausse des dépenses publiques (avec la création monétaire et l'impôt). La dette publique – au sens de l'efficacité économique – devrait être réservée au financement de dépenses d'investissement sur lesquels il y a un effet de levier (le taux de rentabilité économique est supérieur au taux d'intérêt réel de l'emprunt) et proscrite pour les dépenses de fonctionnement (sécurité sociale par exemple).

La dette questionne un rapport au temps, des choix intertemporels, des arbitrages intergénérationnels… La dette incarne projet et optimisme mais elle peut être interprétée comme de l'activité "empruntée" à l'avenir. Les dynamiques de la dette peuvent exprimer, pour partie, les philosophies sociales de différents acteurs, différentes sociétés. Recourir à la dette a longtemps été un comportement de cigale pour les économistes libéraux attachés à une gestion de bon père de famille. Dette signifie la faute (Schuld) en Allemand et son rachat (littéralement la "rédemption") dans la psyché humaine. Au contraire, pour les économistes keynésiens, la dette a pour vertu de soutenir la demande au moins sur la courte période. Pour Keynes, le remboursement de la dette peut être associé à une "euthanasie" des rentiers auxquels des taux d'intérêt réels négatifs peuvent être servis. Keynes ne s'est pas posé la question si cette demande "artificiellement" stimulée se dirige vers des destinations vertueuses.

En première analyse, le danger du surendettement est de même nature pour le secteur privé et le secteur public. Si le service de la dette prend une part trop importante dans le total des dépenses, il empêche l'agent de pouvoir assurer la continuité des paiements. Le non-remboursement de la dette est à l'origine de crises financières. Au XXe siècle, I. Fisher et H. Minsky ont mis le crédit au cœur de leur explication des crises. Chez Minsky (Stabilizing an Unstable Economy, New Haven, Yale University Press, 1986.) les agents se sont endettés de manière excessive pour acheter des actifs "d'une nouvelle économie" dont ils ont surestimé la profitabilité future. L'éclatement de la bulle réduit la valeur d'actifs qui ne permettent plus de rembourser la dette de l'agent. L'économie connaît des faillites en cascade et une rétraction de l'activité. La crise financière a des effets dits réels sur la croissance qui chute et le chômage qui se développe. La crise des subprimes a montré les dangers de l'excès d'endettement privé en 2008-2009 avec des effets en cascade sur la soutenabilité de dette publique en zone euro car les États ont dû accroître leurs dettes pour soutenir le secteur financier et relancer la demande globale. Le danger de la dette réside donc principalement dans sa capacité à déclencher une crise financière.

Pour prévenir ce risque, l'endettement des ménages est encadré afin de limiter les faillites personnelles (taux d'usure, plafond de revenus pour les emprunts immobiliers, mission de gestion des situations de surendettement confiée à la Banque de France…). Pour les entreprises, il revient aux banques prêteuses d'apprécier les limites de leur dette au gré de la qualité des projets et de la situation financière de l'entreprise. Elles vont ainsi souvent être accusées de frilosité par des petites et moyennes entreprises (PME ou des start-ups qui aimeraient un accès plus abondant au crédit. Les institutions financières, en tant que créancières, doivent contrôler les risques de crédits et respecter des normes de liquidité et de fonds propres (renforcées à la suite de la crise de 2008-2009).

L'État n'est pas un agent comme les autres. Il a davantage de prises sur sa dette. Disposant du monopole de la contrainte légitime, il peut augmenter discrétionnairement ses recettes (création d'un nouvel impôt, élargissement des assiettes…). Il a une durée de vie supposée infinie qui lui permet de s'endetter à plus long terme (émissions à 100 ans pour l'Autriche en 2020, à 50 ans pour la France en 2021). Il a aussi la possibilité de peser sur la création monétaire et l'inflation pour résorber le niveau relatif de sa dette. Sur ces bases, c'est aussi aux créanciers de fixer une limite à cette dette en exigeant des primes de risque lorsqu'ils perdent confiance dans la capacité de l'État à rembourser. Lors de la crise de la zone euro (2010-2012), les marchés financiers ont joué ce rôle en demandant des primes de risque de plus en plus élevées, d'abord à la Grèce, puis à d'autres pays très endettés.

Une progression de l'endettement en France plus rapide qu'ailleurs

En France, la somme de la dette des ménages, de la dette des entreprises (sociétés non financières) et de la dette publique a nettement progressé au cours de la dernière décennie. En 2011, elle représentait 222,2% du PIB, elle a régulièrement augmenté jusqu'à atteindre 249,7% en 2019, elle a bondi en 2020 pour atteindre un point culminant à 288,7% avant de diminuer à 279,9% en 2021. Comme le montre le graphique ci-dessous, l'endettement des administrations, celui des entreprises et à un degré un peu moindre celui des ménages ont augmenté. En première analyse, la baisse des taux d'intérêt peut être considérée comme un facteur explicatif de cette hausse. Le bond en avant de 2020 est à mettre sur le compte des mesures d'urgence prises pendant la période du Covid : crédit aux entreprises (prêt garanti par l'État - PGE), hausse des dépenses publiques et déficit budgétaire financé par la dette. Ensuite, la politique de hausse des taux, pratiquée par la Banque centrale européenne depuis septembre 2022, devrait conduire les agents à moins recourir aux crédits en particulier les ménages et les entreprises : cette idée est accréditée par le récent reflux des niveaux de dette. Mais il convient d'éclairer la situation de la dette française par des comparaisons internationales. Ces dernières montrent que la dette publique et privée a davantage progressé en France qu'ailleurs en Europe.

 

 

La dette des entreprises françaises s'est déconnectée de la moyenne européenne (avec laquelle elle se confondait) à partir de 2014 : elle bondit de 81,9% à 85,8% entre 2013 et 2014 alors que les moyennes européennes chutent. Aujourd'hui, l'endettement des entreprises en France est nettement plus élevé qu'en Italie, qu'en Allemagne et qu'en Europe. On notera que les pays européens ou l'endettement des entreprises est le plus élevé sont l'Irlande, le Luxembourg ou encore les Pays-Bas avec respectivement 138%, 274% et 128% en 2021 : ils abritent les sièges sociaux de grandes entreprises dont la croissance est fondée sur la dette. 

La dette des ménages est égale à la somme de leurs engagements de crédits (essentiellement des crédits à la consommation et des crédits immobiliers). La dette des ménages était en France très inférieure à la moyenne européenne en 2012 : 54% contre 61%. En 2021, elle lui est devenue largement supérieure avec 66% contre 58%. Cette situation ne semble pas spécialement alarmante et porteuse de risque. La dette des ménages dépend de la structure démographique de la population, plus favorable à la France qu'à l'Italie par exemple. Par ailleurs, les risques de surendettement des ménages français sont encadrés par des réglementations sur les crédits immobiliers, les crédits à la consommation et le niveau des taux d'intérêt.

Lorsqu'on élargit la comparaison du total de la dette privée (entreprises et ménages) à des pays comme le Japon, les États-Unis et le Royaume-Uni, la situation française n'est pas singulière. Aux États-Unis, la dette privée (151% en 2022 par rapport à 117% pour la zone Euro) est depuis plusieurs décennies utilisée comme un palliatif à une faible croissance du pouvoir d'achat des ménages ou encore à la hausse du coût des études supérieures. 

Endettement du secteur privé (entreprises et ménages) au quatrième trimestre 2022 dans différentes zones en % du PIB
ItalieAllemagneEspagneZone EuroRoyaume-UniFranceÉtats-UnisJapon
106,5106,8113,5117136,8145,8151,3173

Source : Banque de France.

Le graphique ci-dessus compare l'évolution du ratio d'endettement public de la France à celui de la moyenne des pays de la zone euro (ensemble de 19 pays) et de l'Union européenne (UE) entre 2011 et 2022. Le ratio de dette publique française était égal à la moyenne de la zone euro jusqu'en 2014. Depuis le ratio est assez nettement supérieur. La France a, moins que d'autres pays de la zone, profité du répit offert par la politique monétaire de la BCE pour rééquilibrer ses finances publiques depuis 2011. La politique monétaire dite de "quantative easing" (assouplissement quantitatif, c'est-à-dire l'achat massif d'actif financiers pour contrer les effets d'une crise majeure) a permis de baisser les taux d'intérêt sur les titres de la dette des pays de la zone euro et de réduire la charge du service de la dette. Mais la France n'a pas réussi sur les années 2010 à réduire suffisamment son déficit budgétaire primaire. 

En 2022, l'analyse des ratios d'endettement des pays de la zone euro fait apparaître une hétérogénéité. L'opposition est nette entre les pays du Nord de l'Europe (Allemagne, Pays-Bas, Irlande, Finlande…) qui ont réussi à réduire leur endettement et les pays du Sud qui n'y étaient pas parvenus (Portugal, Italie, Grèce, Espagne). La France a rejoint le groupe du Sud et sa culture de relativisation et de distanciation vis-à-vis des règles d'équilibre. Si l'on élargit la comparaison aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Japon, la situation française, au seul critère du ratio d'endettement public, ne paraît pas spécialement alarmante (Blancheton B., La dette publique. Ses mécanismes, ses enjeux, ses controverses, Paris, Dunod, 2022). Aux États-Unis, le ratio d'endettement atteint 118% et au Japon, il culmine à 237%. Mais au Japon, la part des titres de dette publique détenue par des opérateurs nationaux atteint les 90% alors qu'en France elle n'est que de 50%. Et les États-Unis disposent du pouvoir du dollar pour soutenir leur économie.

Préserver la confiance des créanciers sans tomber dans une dépendance

Le gouvernement français, conscient du risque que peut représenter le niveau d'endettement public, met en avant les enjeux de souveraineté pour faire accepter par l'opinion l'idée d'une réduction du déficit budgétaire et la mise en œuvre d'une stratégie de désendettement. La détention par des acteurs étrangers constitue a priori une contrainte forte. S'il s'agit d'opérateurs privés (banques, compagnies d'assurances, fonds…), ils sont enclins à exiger plus vite des garanties de remboursements et des mesures rassurantes d'équilibrage des finances publiques. S'il s'agit d'opérateurs sous contrôle de leur gouvernement, la détention de la dette devient une arme stratégique. 

En France, la détention par les non-résidents des titres de la dette négociable de l'État est montée à presque 70% en 2010. Elle a nettement baissé depuis, mais a remonté récemment : en mars 2023, elle est de 51,4%. Cette situation n'est pas sans enjeux pour la souveraineté nationale. La Chine détient de la dette française. Le danger de la situation serait d'avoir besoin de renouveler cette dette auprès d'un créancier qui exigerait des contreparties, par exemple, sur des dossiers de politique internationale ou d'accès à des marchés nationaux.

Endettement du secteur public (administrations) au T4 2022 dans différentes zones en % du PIB
Royaume-UniFranceEspagneÉtats-UnisItalieJapon
101111,6113,2118,6144,4237,9

Source : Banque de France.

Une dette publique plus élevée peut être interprétée comme un substitut à un faible endettement privé : les administrations aidant les entreprises (financement de la recherche, subventions…) et les ménages (transferts sociaux…). À l'échelle internationale, la validation de cette hypothèse passerait par l'existence d'une corrélation négative entre dette publique et privée. Pour les 27 de l'UE, nous avons calculé pour 2019 la corrélation entre dette privée et dette publique à partir des données d'Eurostat. Le coefficient est très légèrement positif à +0,022. Un ratio de dette publique plus élevé ne répond a priori pas à une faiblesse de l'endettement privé. 

Au final, il ressort que l'endettement global de la France a connu une hausse rapide au cours de la dernière décennie. En pourcentage du PIB, la dette des ménages, des entreprises et des administrations est devenue très supérieure à la moyenne de l'UE et de la zone euro (dont la Banque centrale conduit une politique intégrée de taux d'intérêt). Cette spécificité française traduit la montée d'une distanciation avec le respect des équilibres financiers symbolisés par la formule du "quoi qu'il en coûte". 

Concernant la dette privée, des réglementations encadrent les pratiques de crédits et mettent en principe ménages et entreprises à l'abri d'un surendettement. Concernant la dette publique, l'appréhension des dangers de la situation est aux mains de créanciers dont il convient de préserver la confiance. Le gouvernement français doit montrer sa capacité à piloter les dépenses et les recettes en gardant à l'esprit les enjeux de souveraineté associés à la soutenabilité de la dette.