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La politique européenne de défense : quel bilan ?

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La politique de défense de l'Union européenne ressemble de moins en moins à ce que les États membres avaient imaginé en la créant, il y a 25 ans. Elle s’est forgée sous la pression des menaces extérieures, et notamment de la guerre en Ukraine qui l’a considérablement renforcée depuis 2022.

En 1999, l’Union européenne s’est dotée, lors des Conseils européens de Cologne et d’Helsinki, d’une politique de défense commune. Dans la foulée des guerres balkaniques et des interventions de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo, qui avaient illustré la difficulté qu’éprouvaient les Européens à influencer leur allié américain, Français et Britanniques s’étaient mis d’accord à Saint-Malo, en décembre 1998, pour mettre en place un instrument complémentaire de l’Alliance atlantique, permettant à l’Union d’intervenir militairement même si les États-Unis ne souhaitaient pas participer. En 2003, l’Union européenne a ainsi lancé ses deux premières opérations militaires, Concordia en Macédoine et Artémis en République démocratique du Congo. 

Vingt ans après, en pleine guerre russo-ukrainienne, le rôle de l’Union européenne en matière de défense est plus que jamais crucial. Cependant, ce rôle s’est développé dans des directions qui n’étaient pas anticipées au départ, dessinant une identité très différente de celle des origines. Le regard rétrospectif sur cette transformation permet de mettre en lumière le fait que la défense de l’Union est bien davantage guidée par l’évolution du contexte stratégique que par un plan linéaire patiemment mis en œuvre.

De l'opérationnel au capacitaire

La politique de défense de l’Union européenne était initialement un instrument opérationnel. Sa fonction était de conduire des opérations militaires et des missions civiles en dehors de l’Union, principalement dans les Balkans les premières années, puis quasi-exclusivement en Afrique. Or, cette fonction n’a cessé d’être concurrencée par une autre, aujourd’hui bien plus dynamique, celle de coordonner la production et l’acquisition de matériel de défense par les États membres, autrement dit, la fonction capacitaire.

À partir des années 2010, le rythme des opérations s’est quelque peu essoufflé et, surtout, leur ambition a été revue à la baisse. Alors que les Européens avaient initialement en tête des interventions de plusieurs milliers de soldats, les opérations de l’Union se sont progressivement cantonnées à des missions de formation d’armées partenaires, dans des formats de quelques centaines de soldats. Les difficultés rencontrées par les Français pour mobiliser leurs partenaires européens en soutien de leurs interventions au Mali et en République centrafricaine en 2013-2014 ont cristallisé une certaine désillusion à l’égard des opérations militaires européennes.

Or, c’est à cette même époque que l’idée d’un rôle de l’Union européenne en matière capacitaire prend son essor. Dès 2004, une Agence européenne de défense avait été mise en place afin de stimuler la coopération des industries de défense, mais elle n’avait longtemps obtenu que des résultats limités. Or, en 2013, sous l’impulsion du commissaire Michel Barnier, la Commission européenne, qui n’a a priori pas de compétence en matière de défense, commence à réfléchir à la possibilité d’investir de l’argent du budget de l’Union pour soutenir la recherche en matière de défense. 

Le début du conflit russo-ukrainien et l’annexion de la Crimée en mars 2014 contribuent en parallèle à refaire de la défense une priorité pour de nombreux États membres. Jean-Claude Juncker, élu président de la Commission la même année, perçoit dans ce nouveau contexte stratégique une occasion politique et annonce en septembre 2016 la création d’un Fonds européen de la défense pour soutenir la coopération en matière de recherche et de développement de technologies de défense. 

Alors que cette politique arrive à maturité en 2021, avec un budget de 8 milliards d’euros sur sept ans, l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 relance à nouveau la réflexion. Dans un contexte où les Européens cherchent à la fois à livrer des armes à l’Ukraine et à se réarmer eux-mêmes, la dimension capacitaire prend plus que jamais le dessus. La Commission lance ainsi plusieurs initiatives visant à faciliter les acquisitions conjointes d’armement entre Européens, et à soutenir la montée en puissance de l’industrie de défense. De nouvelles initiatives sont également attendues dans les prochains mois.

Côté opérationnel, une mission d’assistance militaire pour former les troupes ukrainiennes (EUMAM Ukraine) est bien lancée en novembre 2022. Mais le soutien militaire de l’Union européenne à l’Ukraine passe surtout par les livraisons d’armes subventionnées par la Facilité européenne pour la paix, un instrument séparé du budget de l’Union visant à financer les dépenses de défense. Le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) propose ainsi à l’été 2023 de créer un fonds consacré au soutien militaire à l’Ukraine à hauteur de 20 milliards d’euros. Là aussi, le capacitaire prime.

De la gestion de crise à la défense de l'Europe

Si le partage des tâches entre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la politique de défense de l’Union européenne n’a jamais été strict, le principe de non-duplication voulait initialement que l’OTAN demeure responsable de la défense de l’Europe, tandis que l’Union prenait en charge la gestion des crises extérieures. L’activisme de la France en Afrique a ainsi largement focalisé les opérations dans cette région. Cependant, là encore, l’évolution du contexte stratégique a largement renversé cette logique.

Le conflit russo-ukrainien depuis 2014 a non seulement mis en valeur la fonction capacitaire, mais il a aussi permis à l’Union européenne de se présenter, par ce biais, comme un acteur de la défense du continent face à la Russie. Par exemple, le règlement du Fonds européen de la défense mentionne explicitement les besoins capacitaires de l’OTAN. De même, à partir de 2018, l’Union a lancé un plan de facilitation de la mobilité militaire à l’intérieur de l’Europe. Conduite en partenariat avec l’OTAN, cette politique vise notamment à accélérer le transit des troupes d’Ouest en Est en cas de guerre. Enfin, les instruments de soutien à la production et à l’acquisition d’armes lancés dans la foulée de l’invasion russe de 2022 ancrent également l’Union européenne dans cette fonction de défense de l’Europe.

Dans le même temps, la multiplication des coups d’État à tonalité antifrançaise en Afrique, à partir de 2021, a déclenché une crise de la présence militaire française dans la région, entraînant dans son sillage le départ d’une grande partie des troupes européennes. Aujourd’hui, les dirigeants de l’Union européenne réfléchissent à clore la plupart des missions européennes au Sahel. Ainsi, le tournant capacitaire de l’Union se double clairement d’un tournant "européen".

Une gouvernance renouvelée

La transformation du rôle de l’Union européenne a également eu des implications en termes de gouvernance. Initialement, la politique européenne de défense était strictement intergouvernementale, les États membres décidant à l’unanimité de lancer une opération conjointe et chaque État restant maître de décider de la nature et de l’ampleur de sa contribution. 

Le lancement des opérations a longtemps pris la forme d’un ballet diplomatique : un État membre intéressé au premier chef par la mise en place d’une nouvelle opération – souvent la France – prenant l’initiative de convaincre les autres et faisant la tournée des capitales pour obtenir, ici un détachement d’infanterie, là un hélicoptère ou une équipe médicale.

Cependant, la montée en puissance de la fonction capacitaire a radicalement changé la donne. En effet, pour intervenir dans le domaine de la défense et mobiliser les fonds du budget de l’Union européenne, la Commission s’est appuyée sur ses pouvoirs en matière de recherche et d’industrie, autrement dit sur des compétences de politique économique. C’était déjà vrai pour le Fonds européen de la défense et cela reste le cas pour les nouvelles initiatives lancées en 2022-2023. Or, dans le domaine économique, la prise de décision ne suit plus du tout la logique intergouvernementale des opérations militaires. Non seulement la Commission a acquis un rôle important d’initiative et de mise en œuvre, mais le Parlement européen est également impliqué.

Lorsque les États membres sont consultés, par exemple sur l’utilisation des subventions du Fonds européen de la défense, ils se prononcent dorénavant à la majorité qualifiée, non à l’unanimité.
Cette mutation a eu pour effet de renforcer le rôle des institutions européennes. La Commission a ainsi créé en 2021 une direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DEFIS), confiée au commissaire français Thierry Breton. Et ce dernier a joué un rôle de premier plan lorsqu’il a fallu en 2023 mettre l’industrie de défense européenne en ordre de bataille pour produire des munitions d’artillerie à destination de l’Ukraine (règlement sur l’action de soutien à la production de munitions, ASAP). En parallèle, même si la Facilité européenne pour la paix reste gérée de façon plus intergouvernementale, sa mobilisation dans l’urgence en faveur de l’Ukraine dès le 28 février 2022 a largement été impulsée par le Haut représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, l’Espagnol Josep Borrell.

Devenue plus capacitaire, plus tournée vers la défense de l’Europe et plus supranationale, la politique de défense de l’Union européenne ressemble de moins en moins à ce qu’elle était il y a vingt ans, lors de sa naissance. Dans cette évolution, ce sont moins les intentions initiales des gouvernants qui ont primé que le poids des événements et du contexte stratégique. Le conflit russo-ukrainien a ainsi, dès 2014, joué un rôle très structurant. L’Union semble ainsi moins l’objet d’une "construction", répondant à un projet, que d’un forgeage, façonné par la pression des menaces extérieures.

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