Image principale 1
Image principale 1
© Sébastien Bozon/AFP

Les institutions de l'Union européenne après le Brexit

Temps de lecture  14 minutes

Grande récession, choc migratoire, attaques jihadistes, Brexit, Covid-19… Les institutions de l’Union européenne ont récemment fait face à des crises sans précédent. Quel état des lieux institutionnel peut-on dresser de l’Europe post-Brexit alors que commence la présidence française de l’Union européenne ?

Le 23 juin 2016, une majorité d’électeurs britanniques décide de voter en faveur du Brexit. Le Premier ministre et partisan du maintien du Royaume-Uni dans l’Union (remainer), David Cameron, perd alors son pari contre le brexiter, ancien maire de Londres et futur Premier ministre, Boris Johnson. Pourtant, les deux hommes appartiennent au même camp politique, le Parti conservateur. Après plus de trois années de négociations, le Royaume-Uni quitte l’Union européenne en février 2020 et, pour la première fois de son histoire, l’Union perd un État membre, passant de vingt-huit à vingt-sept pays.

Durant toute cette période, les experts sont nombreux à prédire une désintégration européenne et le prochain départ du Danemark, de l’Italie ou de la Grèce. Il est vrai que la crise produite par le Brexit survient alors que l’Union européenne est confrontée, depuis le milieu des années 2000, à d’autres défis d’envergure : crise de la dette grecque et de la zone euro après 2008, crise migratoire depuis 2015 liée aux conflits en Syrie et en Libye, annexion de la Crimée par la Russie en 2014, attaques terroristes jihadistes en France en 2015. Il convient d’y ajouter, depuis le début 2020, la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 qui accapare l’Union et ses États membres.

Pourtant, une quinzaine d’années après l’émergence de cette "polycrise", la fin de l’Europe n’a pas eu lieu. L’Union a renforcé son organisation "polyarchique" qui repose sur des sources de pouvoir décisionnel multiples ainsi que sa gouvernance à géométrie variable. Ce résultat inattendu permet d’écarter l’idée selon laquelle l’Union serait dirigée soit par les États, soit par les institutions supranationales, et de dépasser le débat récurrent sur l’avenir de l’Europe qui passerait par une alternative incontournable entre fédération ou désintégration.

Les intérêts nationaux au cœur du jeu politique européen

Aucune des institutions bruxelloises ne contrôle à elle seule les politiques décidées et mises en œuvre par l’Europe. Toutefois, s’il y a bien une institution qui a renforcé, crise après crise, sa position en devenant l’épicentre politique de l’Union, c’est le Conseil européen. Celui-ci rassemble lors de sommets réguliers les chefs d’État ou de gouvernement des pays membres de l’Union, au nombre de vingt-sept depuis le Brexit.

Trois autres acteurs participent à ces sommets européens où les décisions se prennent à l’unanimité et grâce à une forte culture politique du compromis : le président du Conseil européen, le Belge Charles Michel, la présidente de la Commission européenne, l’Allemande Ursula von der Leyen, et le haut représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, l’Espagnol Josep Borrell (à la tête du Service européen pour l’action extérieure/SEAE).

Le Conseil européen établit les priorités politiques de l’Union telles que définies par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union en fonction de leurs intérêts nationaux. De ce fait, il s’agit d’une institution qui repose sur un mode de fonctionnement purement intergouvernemental.

Le Conseil européen, qui élit son président, joue un rôle important, puisqu’il propose tous les cinq ans un candidat à la présidence de la Commission européenne, nomme le haut représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité ainsi que les membres du collège des commissaires et du directoire de la Banque centrale européenne (BCE). Le Conseil européen se réunit en général quatre fois par an, même si les récentes crises multiples ont conduit ses membres à accentuer la fréquence de leurs rencontres.

Le retour de la Commission européenne

La Commission incarne l’autre pouvoir exécutif de l’Union. Disposant du monopole de l’initiative législative et de prérogatives en matière de mise en œuvre des politiques communautaires, elle est organisée autour d’un organe politique, le collège des commissaires, qui compte autant de commissaires que d’États membres. Les commissaires ne représentent pas pour autant les intérêts de leur État d’origine, mais promeuvent l’intérêt général de l’Union. C’est la raison pour laquelle la Commission est qualifiée d’institution supranationale. Chaque commissaire est responsable d’un secteur d’action publique. Le Français Thierry Breton est ainsi le commissaire au Marché intérieur, en charge d’un large portefeuille qui comprend l’industrie, le numérique, la défense et l’espace.

La Commission est aussi composée d’une administration organisée autour d’une trentaine de directions générales (DG) au sein desquelles travaillent 33 000 agents. À titre comparatif, les fonctionnaires et agents assimilés de la Commission sont à peu près aussi nombreux que les fonctionnaires du ministère français de l’Agriculture (36 000), et ils représentent un quart de ceux du ministère français de l’Économie, des Finances et de la Relance (130 000).

L’influence de la Commission dans l’Europe post-Brexit est caractérisée par une incontestable résilience. Après la très active présidence du Français Jacques Delors (1985-1995), une certaine marginalisation de la Commission avait pu être observée. L’institution avait même été alors qualifiée de "secrétariat général" du Conseil européen.

On aurait pu s’attendre à ce que le déclin de la Commission aille croissant lors des crises des années 2000-2010, celle-ci étant, a priori, mal préparée pour réagir rapidement à des événements politiques inattendus. Or, c’est l’inverse qui s’est produit. Le président Jean-Claude Juncker (2014-2019) a valorisé une Commission "politique" et certains commissaires ont pris, avec plus ou moins de succès, des décisions politiques plutôt que de suivre les procédures bureaucratiques inadaptées aux événements. Ce fut le cas du Français Pierre Moscovici, en charge des affaires économiques et financières, de la fiscalité et de l’Union douanière.

Les négociations européennes entre ministres nationaux

Comme pour l’exécutif, le pouvoir législatif est partagé entre deux institutions, le Conseil des ministres et le Parlement européen, souvent présentés comme la "chambre haute" et la "chambre basse" de l’Union. Le Conseil des ministres est, comme le Conseil européen, une instance intergouvernementale de l’Union au sein de laquelle les représentants des États membres défendent leurs intérêts nationaux.

Cependant, le Conseil des ministres se différencie du Conseil européen par sa composition. Comme son nom l’indique, il rassemble les ministres issus des vingt-sept États membres de l’Union, et non les chefs d’État ou de gouvernement.

Il existe dix formations du Conseil des ministres, qui se réunissent régulièrement en fonction de leurs compétences : agriculture et pêche, affaires étrangères, affaires économiques et financières, justice et affaires intérieures, etc. Par exemple, la ministre française de la Transition écologique, Barbara Pompili, défend à Bruxelles la position du gouvernement français au sein de la formation "Environnement" du Conseil des ministres, où elle négocie avec ses vingt-six homologues.

La présidence du Conseil des ministres est tournante : tous les six mois, un État membre détient cette responsabilité institutionnelle. La continuité et la cohérence de l’action menée d’une présidence à une autre sont assurées par un agenda de travail partagé à hauteur de dix-huit mois par la présidence en cours, la précédente et la suivante. La Slovénie assure la présidence du Conseil des ministres de juillet à décembre 2021, après que le Portugal a eu cette charge institutionnelle au premier semestre 2021 et avant que la France ne prenne cette responsabilité à compter du 1er janvier 2022.

Enfin, le Conseil des ministres se distingue du Conseil européen par son rôle institutionnel de coordinateur des politiques nationales et de législateur qu’il partage avec le Parlement européen. Les deux institutions votent ensemble le budget annuel de l’Union, qui s’élève à près de 150 milliards d’euros (1% du PIB des Vingt-Sept), soit un tiers des ressources propres dont dispose la France (440 milliards d’euros).

Une parlementarisation croissante mais inachevée

Depuis la sortie du Royaume-Uni de l’Union, le Parlement européen, actuellement présidé par l’Italien David Sassoli, compte 705 eurodéputés, dont 79 Français. Les dernières élections européennes de 2019 ont placé en tête les conservateurs (Parti populaire européen, PPE) et les sociaux-démocrates (Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen, S&D) qui ne sont plus majoritaires, ce qui est une première depuis 1979, année des premières élections européennes au suffrage universel. Les deux autres groupes parlementaires les plus représentés sont les libéraux (Renew Europe) et les écologistes.

Le Parlement approuve (ou non) la nomination par le Conseil européen des candidats commissaires. Il peut également déposer une motion de censure contre la Commission. Ce fut le cas, à la fin des années 1990, quand les allégations de fraude et de népotisme contre la Française Édith Cresson, alors commissaire chargée de la science, de la recherche, du développement, de l’éducation et de la formation, aboutirent à la démission du collège des commissaires présidé par Jacques Santer.

Les institutions exécutive et législative du système polyarchique européen sont également contrôlées par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui siège à Luxembourg.

Si le Parlement européen n’a jamais eu autant de pouvoirs que depuis la ratification du traité de Lisbonne en 2009, il n’en demeure pas moins que la parlementarisation du régime politique de l’Union demeure limitée. Elle ne répond encore que partiellement au "déficit démocratique" de la construction européenne, jugé en partie responsable de l’indifférence des citoyens à l’égard de l’Union.

Il convient de rappeler que d’autres institutions, comme la Banque centrale européenne (BCE), ont vu leur capacité d’action se renforcer sans que le contrôle parlementaire apporté à leur action le soit parallèlement. Enfin, pour certains spécialistes, la nécessaire démocratisation de l’Union passe aussi par une revitalisation du rôle des Parlements nationaux.

L’intégration différenciée de la gouvernance européenne

La dynamique de désintégration européenne incarnée par le Brexit n’a pas semblé se confirmer ces dernières années. Plus aucun parti de gouvernement danois, grec ou italien ne défend la sortie de leur pays de l’Union. Même les gouvernements populistes et eurosceptiques à la tête de la Hongrie et de la Pologne n’expriment aucune intention de quitter l’Union. En France, la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, a également abandonné l’idée de sortir de l’Union et de la zone euro.

En revanche, les crises multiples des années 2010 ont renforcé la nécessité d’une gouvernance européenne à géométrie variable, qui combine deux dynamiques politiques a priori antinomiques : l’intégration et la différenciation institutionnelles.

La différenciation "horizontale" est territoriale : les États du continent européen ne participent plus tous aux mêmes politiques communautaires. Par exemple, le Danemark, membre de l’Union, a décidé de ne pas prendre part à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) en faisant usage du mécanisme de retrait (opting-out) prévu par les traités. Seuls 19 des 27 États membres de l’Union appartiennent à la zone euro. En revanche, la Norvège, qui n’est pas un État de l’Union, fait partie du programme d’échanges universitaires Erasmus piloté par la Commission européenne.

La différenciation "verticale" distingue les secteurs d’action publique en fonction du niveau de centralisation du pouvoir entre l’Union et les États membres. Par exemple, l’Union est la seule à pouvoir légiférer en matière monétaire ("compétence exclusive"), alors que les États peuvent tout autant que l’Union adopter des actes législatifs dans le secteur des transports ou celui de l’énergie ("compétence partagée").

Dans d’autres domaines, comme la culture ou le tourisme, l’Union n’est pas compétente pour légiférer ("compétence d’appui"). Elle détient des "compétences particulières" comme pour la politique étrangère et de sécurité, lui permettant de soutenir et de coordonner l’action des États membres.

Enfin, la différenciation "transversale" structure l’Union par la constitution de coalitions transnationales qui se constituent en fonction, par exemple, d’une profession (diplomate, journaliste ou lobbyiste) et d’un programme d’action publique (libéral, souverainiste ou écologiste).

La présidence française

C’est dans cette Europe polyarchique et à géométrie variable que la France a pris la présidence semestrielle du Conseil des ministres de l’Union le 1er janvier 2022. Il s’agit d’une première depuis 2008. À l’époque, le traité de Lisbonne n’était pas encore entré en vigueur et la France, alors dirigée par Nicolas Sarkozy, avait la responsabilité de présider à la fois le Conseil des ministres et le Conseil européen.

Lors du premier semestre 2022, la France d’Emmanuel Macron n’est chargée que de la présidence du Conseil des ministres et non de celle de l’Union dans son ensemble, comme on croit le comprendre parfois. L’acronyme "PFUE" signifiant présidence française de l’Union européenne, utilisé par les autorités et les médias, prête d’ailleurs à confusion. De fait, c’est donc moins Emmanuel Macron que ses ministres ou secrétaires d’État qui président l’Europe au jour le jour durant six mois.

Rappelons que le traité de Lisbonne ne reconnaît que peu de prérogatives d’ordre procédural à l’État qui assure la présidence semestrielle du Conseil des ministres, en établissant l’ordre du jour provisoire du Conseil, procédant au vote et signant les règlements, directives et décisions du Conseil, au même titre que le président du Parlement.

La "présidence française" sera également le moment de la restitution en France de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Cette consultation a été lancée en mai 2021 afin de tenter de répondre au déficit démocratique en proposant aux citoyens de se prononcer sur le projet européen et de façonner plus activement l'Union européenne. Pour l’heure, cette proposition a rencontré un écho limité.

Hasard du calendrier politique, le premier semestre 2022 correspond à la campagne pour l’élection présidentielle française, ce qui conduit les acteurs politiques à faire "usage de l’Europe" pour élaborer leur stratégie politique. Le chef de l’État, qui avait mis en avant ses convictions et ambitions européennes lors de la campagne présidentielle de 2017, devrait utiliser cette séquence pour plaider de nouveau en faveur d’une "Renaissance européenne".

Les oppositions politiques nationales à Emmanuel Macron pourraient quant à elles également utiliser cette fenêtre d’opportunité pour formuler un autre récit du rapport de la France à l’Europe et promouvoir un programme différent pour les cinq années à venir.

Cet article est extrait de