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La démocratie participative : une réalité mouvante et un mouvement résistible

Temps de lecture  14 minutes

Par : Loïc Blondiaux - Professeur de science politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

La "démocratie participative" désigne l’ensemble des démarches qui visent à associer les citoyens au processus de décision politique. D’une diffusion relativement récente, la notion renvoie à des réalités sensiblement différentes et à une évolution de nos systèmes démocratiques qui reste contestée et entravée par de multiples facteurs.

La notion de démocratie participative fait partie de ces notions floues, dont le succès réside précisément dans l’ambivalence. Devenue un mantra politique pour les uns, déconsidérée par les autres, elle reste largement indéterminée et peut renvoyer tout autant à de petits exercices classiques de communication politique qu’à des tentatives de redistribution réelle de pouvoir au profit des citoyens. Elle ne s’en diffuse pas moins largement depuis maintenant une vingtaine d’années dans les vocabulaires politiques français et européen. S’il faut en fournir une définition provisoire, la locution renvoie à l’ensemble des dispositifs, politiques, démarches qui visent à associer les citoyens au processus de décision politique. Cette participation peut être plus ou moins directe, plus ou moins inclusive, plus ou moins structurée, mais elle vise globalement à renforcer la légitimité et l’efficacité de l’action publique. 

Le vocable a une histoire. Il apparaît pour la première fois en 1962 aux États-Unis, dans le cadre des mouvements étudiants de lutte pour les droits civiques ("Déclaration de Port Huron"). Il donne lieu à plusieurs efforts de théorisation dans le monde anglo-saxon au cours de cette même décennie 1960, mais ne s’utilise guère en Europe avant la fin des années 1990. Il faut en effet attendre la fin de cette décennie pour que certaines expériences latino-américaines, à l’instar du budget participatif de Porto Alegre, se diffusent et que cette thématique apparaisse dans le programme de certaines organisations internationales comme la Banque mondiale.

Les contours de l’impératif participatif

Le retour en grâce de l’idée de participation citoyenne à la décision coïncide avec le début d’un processus de déconsolidation des démocraties représentatives qui se prolonge et s’accélère de nos jours. La défiance croissante des citoyens à l’égard des autorités politiques dans la plupart des démocraties occidentales, la montée de l’abstention électorale, l’abaissement du seuil de tolérance au discours d’autorité ont contribué à éroder fortement la légitimité de leurs gouvernants. Ceux-ci sont contraints désormais de recourir à d’autres modalités de prise de décision afin d’éviter, de contourner ou de canaliser les conflits avec leur population.

Simultanément, l’élévation du niveau général d’éducation dans ces mêmes sociétés, l’affaiblissement des corps intermédiaires – interlocuteurs traditionnels du pouvoir – et la montée en puissance des réseaux sociaux ont changé le contexte de la décision politique et obligent à penser différemment l’action publique. À l’échelle locale, de nombreux projets d’aménagement rencontrent désormais l’opposition de riverains qui ne souhaitent pas être impactés négativement par des choix auxquels ils n’ont pas été associés. À l’échelle nationale, des mouvements sociaux récents ont soulevé la question du fonctionnement des institutions de la démocratie représentative à l’image des Gilets jaunes ou des mobilisations en faveur du climat.

Aujourd’hui, il suffit moins que jamais qu’une autorité soit élue pour que l’ensemble des décisions qu’elle prend soit accepté immédiatement comme légitime. Les démarches et les valeurs associées à l’idée de démocratie participative sont donc devenues essentielles au bon fonctionnement, sinon à la survie de nos démocraties. 

La diversité des modèles participatifs

Les déclinaisons et les applications de l’idéal participatif sont nombreuses et il convient de les distinguer d’un point de vue analytique. En France, certains dispositifs sont inscrits dans la loi, d’autres sont à l’initiative des gouvernements locaux et nationaux et/ou relèvent encore de l’expérimentation. Certains visent à associer les citoyens très en amont du processus de décision en permettant à ces derniers de contester l’opportunité du projet, voire de participer à la définition du problème, d’autres se contentent de les consulter alors même que la décision est déjà ficelée, sinon déjà prise.

Un article classique de 1969 de la chercheuse américaine Sherry Arnstein propose ainsi une "échelle de la participation citoyenne" en distinguant trois grands paliers :

  • le premier est celui de la manipulation ou de la "non-participation" et renvoie aux réalités dans lesquelles il s’agit simplement de donner l’illusion d’une association des citoyens à la discussion ;
  • le second est celui de la "coopération symbolique" : il s’agit cette fois d’informer ou de consulter mais sans donner véritablement de pouvoir d’agir à ceux auxquels on s’adresse ;
  • la troisième catégorie de démarches participatives, celle du troisième palier de l’échelle, seule mériterait d’être considérée comme participative en ce qu’elle donne aux citoyens le statut de "partenaires" de l’action publique, leur déléguerait une parcelle de pouvoir ou leur permettrait de contrôler réellement la décision. 

La démocratie participative enfin ne s’est pas immiscée dans tous les secteurs de l’action publique, certains ont été impactés à ce jour beaucoup plus que d’autres. 

La participation citoyenne à l’échelle locale

Depuis la fin des années 1990, toute une série de lois est venue imposer aux collectivités locales la mise en place d’instances de participation avec les citoyens ou la société à l’échelle locale, à l’instar de la loi Voynet en 1999 qui instaure les conseils de développement à l’échelle intercommunale, dont la vocation est d’associer les grandes composantes de la société civile, ou de la loi dite démocratie de proximité de 2002 qui impose la création de conseils de quartier dans toutes les villes de plus de 80 000 habitants. Les collectivités locales sont devenues des laboratoires en matière de démocratie participative et c’est à cette échelle que les expériences les plus innovantes ont aujourd’hui cours. Le budget participatif, qui permet aux citoyens d’initier des projets et de voter sur une partie du budget d’investissement de la collectivité (entre 5 et 10%), constitue aujourd’hui l’un des dispositifs les plus répandus dans le monde. Lors des élections municipales de 2020 une soixantaine de listes "citoyennes" a accédé au pouvoir avec dans leur programme une volonté de rapprocher le pouvoir des citoyens.

Le droit de la participation en matière environnementale

Deux textes fondamentaux sont venus fonder l’obligation d’associer les citoyens à la législation sur l’environnement. La loi Barnier de 1995 crée une institution originale, la Commission nationale du débat public, autorité administrative indépendante dont la mission est d’organiser des débats avec les citoyens sur tous les grands projets d’infrastructure d’intérêt national susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement. La Charte de l’environnement de 2004, inspirée de la Convention internationale d’Aarhus de 1998 et intégrée depuis lors dans la Constitution énonce que "toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement" (art. 7).

La montée en puissance des conventions citoyennes

Dans un rapport de 2020, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) recense et analyse plus de 250 expériences d’assemblées ou de jurys composés de citoyens tirés au sort à travers le monde et parle à ce sujet de véritable "vague délibérative". Ces assemblées reposent toutes sur le même principe : il s’agit de constituer un groupe représentatif de la société (pouvant aller d’une quinzaine à plusieurs centaines) et de leur demander de contribuer à la décision politique en produisant un jugement ou des propositions à l’issue d’un processus d’information contradictoire et de plusieurs séquences de délibération. Ces assemblées sont toujours consultatives mais leurs propositions peuvent faire l’objet d’une délibération obligatoire des assemblées élues ou d’un référendum, selon l’exemple des assemblées citoyennes irlandaises de 2011 et de 2015. La Convention citoyenne française sur le climat de 2019-2020 ainsi que de nombreuses conventions citoyennes locales ont prolongé ce modèle de démocratie délibérative complémentaire à la démocratie représentative. 

Les limites d’un mouvement contesté

 La démocratie participative rencontre aujourd’hui un ensemble de limites qui permet de relativiser son influence dans la politique contemporaine.

La difficile mobilisation des citoyens

Les premières limites tiennent aux difficultés inhérentes à ce type d’exercice. Comment intéresser les citoyens et les amener à consacrer du temps à des démarches dont ils ne mesurent pas toujours l’importance ? Dans les sociétés contemporaines, orientées vers le travail et la consommation, cette question de la disponibilité mentale et matérielle des citoyens est une question cruciale qui ne peut être réglée que de deux manières :

  • en abaissant au maximum les coûts de la participation (facilité d’accès, horaires aménagés, indemnisation…) ;
  • et en garantissant que la participation aura une influence sur la décision.

C’est parce que le plus souvent la discussion avec les citoyens n’exerce qu’une influence marginale ou nulle sur les politiques suivies que les citoyens s’en désintéressent. Le problème s’accroît lorsque l’on considère les publics structurellement éloignés de la politique (jeunes, catégories populaires, personnes d’origine étrangère…). La mobilisation de ces publics exige une attention particulière et une plus grande connexion encore avec leurs préoccupations et leurs conditions de vie.

Une culture politique verticale

Chez de nombreux citoyens ainsi que chez les professionnels de la politique, continue à prévaloir une vision dans laquelle le pouvoir et la légitimité doivent rester l’apanage des élus. Cette vision de la représentation politique dans laquelle, une fois élu, le représentant peut se substituer à ceux qu’il représente et "incarne" ainsi que gouverner sans les consulter, reste prédominante en France. Elle s’accorde avec une forte concentration et personnalisation des pouvoirs au sein des exécutifs. Elle coexiste avec une conception assez restrictive du rôle de la délibération, dans laquelle il s’agit moins de s’écouter et de se convaincre pour dépasser nos différences que d’imposer son point de vue à l’adversaire.

Le recul actuel du droit de la participation

Une dernière évolution peut laisser penser enfin que ce mouvement en faveur de la participation n’est pas irrésistible et peut connaître des reculs. La loi de 2020 relative à l’accélération et à la simplification de l’action publique (ASAP) et ses décrets d’application risquent, selon différents observateurs, d’aboutir à une "régression significative" du droit à la participation (avis de la CNDP du 3 mars 2021). Au nom de l’efficacité, de la réduction des délais et de la simplification, il se peut que nous assistions à un rétrécissement progressif de ce droit à la participation encore fragile.  

Les exigeantes conditions de réussite des démarches participatives

En dépit de tous les obstacles évoqués, il existe aujourd’hui des territoires où la participation est parvenue à s’imposer comme un mode de gouvernance ordinaire et où des expériences ont permis une véritable influence des citoyens sur la réalité politique. Certaines municipalités espagnoles (Barcelone) ou nordiques (Helsinki, Reykjavik) peuvent être citées ainsi en exemple. Le Parlement de la Communauté germanophone belge est à l’initiative de la première assemblée parlementaire permanente composée de citoyens tirés au sort. Dans un autre registre, Taïwan a institutionnalisé le recours à la participation numérique comme instrument de gouvernance. Plusieurs municipalités françaises, à l’instar de Nantes ou de Grenoble, ont institutionnalisé la démocratie participative depuis plusieurs années déjà. 

Mais ces initiatives ne peuvent réussir et s’inscrire dans le temps que sous certaines conditions impératives qu’il convient de rappeler ici : 

  • la qualité de l’ingénierie participative. La démocratie participative ne s’improvise pas ni ne supporte l’amateurisme et le manque de moyens matériels et humains. Pour concevoir, animer et accompagner des processus complexes, il convient d’avoir recours à des savoirs et à des professionnels (au sein comme en dehors des collectivités concernées) qui les connaissent et savent les utiliser à bon escient. C’est souvent faute d’avoir investi dans cette ingénierie de la participation que nombre de politiques échouent ;
  • la recherche systématique de l’inclusion. L’un des principaux reproches qui peut être fait aux politiques participatives est de de ne s’adresser qu’à certaines catégories de la population, celles qui participent déjà le plus à la démocratie représentative (catégories aisées et éduquées, retraités…) et de renforcer même parfois des mécanismes inégalitaires déjà présents dans nos démocraties. Il convient d’être extrêmement attentif aux asymétries de pouvoir créées par les dispositifs eux-mêmes comme l’inégalité d’accès au numérique ou à la parole dans les réunions publiques par exemple. La démocratie participative n’a de sens que si elle parvient à restaurer les conditions d’une possibilité d’influence sur la décision égale pour chaque citoyen, conformément à l’idéal démocratique de nos systèmes politiques. Cette préoccupation doit être constante et intégrée dans toutes les démarches ;
  • l’articulation de la participation à la décision. Mais la principale condition de réussite de la démocratie participative reste son articulation au pouvoir politique. Trop de dispositifs participatifs restent déconnectés des lieux où les décisions se prennent réellement et trop d’initiatives échouent faute d’avoir exercé la moindre influence sur les processus politiques sur lesquels elles venaient se greffer. Dans un système politique qui reste dominé par la logique représentative et dans lequel les élus gardent le dernier mot, il peut paraître paradoxal d’exiger que la parole citoyenne soit prise en compte. Les citoyens ne peuvent en aucun cas dicter leur point de vue, la chose est entendue.
    Il est impératif que leur parole puisse compter et cela exige des autorités élues une ouverture à la contradiction et à l’innovation qui manque encore trop souvent dans les démarches actuelles. Il convient également de n’organiser de concertation que sur les décisions qui n’ont pas fait l’objet d’un arbitrage préalable des autorités ou d’un engagement fort au moment de la campagne. Laisser croire aux citoyens qu’ils peuvent changer les choses alors que les choix sont déjà faits fait plus de mal que de bien à la confiance qu’ils peuvent avoir dans l’autorité politique. Il importe enfin que, à l’issue de la participation, les élus se justifient de leurs choix et répondent précisément aux demandes citoyennes, y compris et surtout dans les cas où ils n’ont pas repris ces dernières. Cette exigence de justification a posteriori est pourtant trop souvent oubliée par des élus qui ainsi témoignent d’un dédain que les citoyens comprennent mal.  

Le chemin qui mène à l’institutionnalisation de la démocratie participative comme complément de la démocratie représentative est, on le voit, pavé de nombreux obstacles. L’évolution de nos systèmes démocratiques vers une meilleure inclusion des citoyens dans la fabrication des politiques publiques coexiste par ailleurs avec des mouvements contraires de concentration du pouvoir entre les mains des exécutifs locaux et nationaux, ainsi que la gestion de la crise du Covid-19 a pu en donner la preuve. Nul ne sait si ce tournant participatif de nos systèmes politiques parviendra à enrayer la défiance dont sont l’objet aujourd’hui les gouvernants de nos démocraties un peu partout dans le monde. Il est clair cependant que cet impératif participatif constitue l’une de leurs dernières chances de renforcer leur légitimité auprès des citoyens…