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Conseil départemental d'Orléans (Loiret). © Fab5669/CC-BY-SA

Le département, entre résistance et renaissance

Temps de lecture  14 minutes

Par : Nelly Ferreira - Maître de conférences en droit public, Université de Cergy-Pontoise

Le département qui, fragilisé par un champ d’action resserré, apparaissait en danger a su pourtant s’imposer comme un acteur reconnu, de proximité, vecteur de stabilité, dans une organisation territoriale en perpétuelle évolution. Lui manque toujours cependant l’assise financière.

Depuis quelques années, le département est au cœur des critiques faites à la décentralisation, en matière de complexité institutionnelle et d’enchevêtrement des compétences entre collectivités. Mais il est lui-même remis en cause : décrié comme peu innovant, inadapté aux nouvelles exigences de l’action publique locale, du fait d’un territoire exigu, d’un manque de dynamisme dû à des moyens financiers insuffisants et à des compétences principalement sociales, lui laissant peu de marge d’action, son avenir est questionné.

Les dernières réformes territoriales en ont ainsi fait la variable d’ajustement de la décentralisation en l’affaiblissant par la réduction de ses compétences, par la diminution de ses potentialités fiscales, en organisant sa concurrence par les métropoles et les régions, à tel point que sa disparition était préconisée par le rapport Attali de 2008 et que le Premier ministre Manuel Valls appelait en 2014, à la disparition des conseils généraux à l’horizon 2020. 

Et pourtant, en dépit d’une disparition quasiment programmée, justifiée par l’idée d’améliorer, voire quasiment de "sauver" la décentralisation, force est de constater que le département s’est maintenu, déjouant les pronostics, reprenant son avenir en main, se réinventant comme acteur de proximité et de stabilité, dans les nouveaux et larges territoires métropolitains et régionaux, ou à l’inverse se moulant lui aussi dans des périmètres étendus avec des compétences élargies.

Un avenir limité par un champ d’action resserré

Son champ d’action a été réduit par la suppression, opérée par la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), de sa clause générale de compétences qui lui accordait une large capacité d’intervention, au profit de compétences d’attribution limitativement circonscrites par le législateur, au motif de la clarification de la répartition des compétences. 

Le département se consacre donc dorénavant principalement aux missions sociales recouvrant quatre grands domaines : l’insertion, l’aide aux personnes âgées en perte d’autonomie, l’aide aux personnes handicapées, la protection de l’enfance (notamment l’aide sociale à l’enfance). Domaines qui, encadrés par l’État, offrent peu de liberté de manœuvre au département qui se borne le plus souvent à constituer un guichet pour les diverses allocations inhérentes à ces politiques, et à n’être finalement qu’un exécutant des politiques d’État.

Il dispose aussi d’attributions en matière d’infrastructures (ports, aérodromes, voirie), de gestion des collèges et partage les compétences de sport, tourisme, culture, promotion des langues régionales et éducation populaire avec les communes et régions. En revanche, il a perdu ses compétences économiques, hormis quelques exceptions dans des secteurs spécifiques (exploitants de salles de cinéma, professionnels de santé, aides à l’équipement rural) ou la possibilité de se voir déléguer par le bloc communal, les aides à l’immobilier d’entreprise.
La dévitalisation de ses missions s’est également traduite par le transfert de certaines d’entre elles aux régions (transports urbains et scolaires), même s’il a été moins étendu que celui prévu à l’origine, le département parvenant à conserver les transports des personnes handicapées, les collèges ainsi que la voirie.

En outre, les départements se trouvant sur le territoire de métropoles doivent transférer ou déléguer à celles-ci un minimum de trois champs de compétences parmi une liste de neuf énumérées par la loi NOTRe. Ces compétences relèvent principalement du champ social auquel s’ajoutent les missions de tourisme, culture, équipements sportifs, collèges, ainsi que la voirie qui doit au moins faire l’objet d’une convention de gestion avec la métropole. Dans la pratique, c’est un choix minimaliste de trois compétences qui est le plus souvent fait, s’expliquant sans doute par la volonté du département de ne pas se délester d’un nombre trop important de ces attributions constituant pour l’essentiel son "cœur" d’action.

Si le département est parvenu à conserver l’essentiel de ses compétences, elles ont toutefois été limitées et "sanctuarisées" aux attributions sociales, avec la perte notable de son champ économique. Réduction qui s’accompagne en outre d’une différenciation entre départements, selon qu’ils sont situés ou non sur le territoire d’une métropole. S’il n’a pu échapper totalement à la réduction de son champ d’action, le département aura toutefois su résister à l’accaparement de ses compétences par les régions et les métropoles, comme il a su montrer une détermination réelle face à la volonté de l’effacer du paysage territorial.

Un avenir incertain face à une invisibilisation programmée

Les dernières réformes territoriales prônaient, si ce n’est une disparition complète du département, du moins un maintien limité à certaines zones, le plus souvent rurales, renvoyant le département à son image de collectivité peu adaptée au fait urbain et finalement quelque peu dépassée. Si le projet de grands départements fusionnés à l’image des grandes régions n’a pas émergé, la proposition a été faite de l’absorption des départements se trouvant sur le territoire des métropoles, sur le modèle de la métropole de Lyon qui a intégré la partie urbaine du département du Rhône, ainsi que l’ensemble de ses compétences.

Ce qui apparaissait comme une simplification a été projeté sur six autres départements, mais n’a finalement pas abouti : le risque de rupture entre le territoire urbain ex-départemental qui aurait intégré la métropole et celui plus rural, restant départemental mais avec des moyens largement réduits puisque ne pouvant plus bénéficier des ressources issues du périmètre urbain, n’aurait pas permis aux départements ainsi diminués, de poursuivre leurs missions de solidarité territoriale et d’action sociale. Le projet a été abandonné, le mouvement des Gilets jaunes ayant également mis en évidence les difficultés déjà rencontrées par ces territoires. 

Si le département a résisté à l’intégration métropolitaine, il a toutefois disparu de certaines portions du territoire. Dans la plupart de ces cas, il a été absorbé par la région existant sur le même périmètre, formant dès lors une collectivité unique, comme en outre-mer, en Guyane et en Martinique. Les deux départements corses ont également été fondus au sein de la nouvelle collectivité de Corse, qui, à ses compétences, ajoute dorénavant celles départementales.  

À Paris, c’est la ville qui a intégré sans réelle difficulté le département, puisque les deux collectivités partageaient déjà le même territoire et les mêmes organes. À Lyon, une portion du département du Rhône a ainsi participé à la création de la collectivité à statut particulier qu’est la métropole lyonnaise. La disparition de ces départements s’opère donc de manière pragmatique, selon les "besoins" (des élus) locaux, sans que soit envisagé un effacement général des départements, mais il est vrai que lorsque le choix est fait de la suppression d’une collectivité, c’est le département qui est visé.

Ainsi, la carte départementale se déchire, les citoyens s’habituant à ne plus vivre au sein d’un département, alors même qu’il y a quelques années, le fait pour les habitants de vivre dans le 64 ou le 9-3 constituait presque une forme d’identité affirmée, même si la suppression symbolique du département sur les plaques minéralogiques des automobiles annonçait cette éclipse départementale. Et pourtant, en dépit de cet affaiblissement géographique et de sa démonétisation matérielle, le département s’est maintenu et a su se renouveler.

Un département à l’avenir réinventé

La dévitalisation du département et son escamotage spatial n’ont pas abouti à sa disparition. À l’inverse, relégitimé par le nouveau mode d’élection des conseillers départementaux porté par la loi du 17 mai 2013 mettant en place un binôme dans des nouveaux cantons, le département semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse, à tel point que de sa disparition, il n’est plus question.

Il a tout d’abord confirmé sa position de collectivité sociale de proximité, jouant un rôle indispensable dans la vie des habitants. Même simple guichet des allocations individuelles de solidarité, il a conforté son rôle d’acteur social, s’imposant comme collectivité à l’expertise irremplaçable. Son ancrage territorial, y compris dans les zones urbaines s’est aussi consolidé par la préservation de ses attributions liées aux collèges, à la voirie. 

Concernant les autres collectivités, sa qualité de chef de file de l’action sociale, du développement social, de l’autonomie des personnes et de la solidarité des territoires, l’a consacré en stratège de ces politiques, lui permettant de s’imposer comme acteur indépassable pour des compétences, il est vrai, peu courues des autres collectivités, mais qui le rendent d’autant plus incontournable.

À côté de ce rôle, le département a également su jouer de sa compétence de "solidarité territoriale", notion malaisée à définir mais qui lui permet d’accompagner financièrement les communes et intercommunalités et de constituer un appui en matière d’ingénierie technique dans la conduite de leurs projets, lui donnant une vision globale des projets et lui permettant d’assurer une mise en cohérence des politiques locales. 

En outre, de manière plus originale, et alors que les grandes régions et intercommunalités semblaient sonner le glas du département, il y aura trouvé à l’inverse, matière à se repositionner en tant que collectivité de proximité au sein de ces territoires élargis, parfois de manière peu rationnelle. Il apparaît comme un niveau intermédiaire irremplaçable du fait de ses compétences, mais aussi de son expertise, de sa connaissance approfondie du territoire lui permettant d’être délégataire de compétences régionales (transports). 

Toutefois, l’avenir du département ne se trouve pas dans un rapprochement avec les régions, qui ferait du département une simple entité "déconcentrée" infra-régionale, mais bien dans un rôle d’appui stratégique auprès des régions mais aussi auprès des intercommunalités dont certaines, malgré les réformes, n’ont pas toujours la taille nécessaire pour assumer certaines compétences. Le département a émergé comme un acteur de territoire intermédiaire incontournable, entre les régions et le bloc communal, permettant l’articulation des politiques régionales dans leurs nouveaux territoires et assurant un appui pour les actions intercommunales.

Collectivité de proximité, acteur social d’importance, le département aussi exprime une vision du local fondée sur l’humain, presque rassurante, parmi des nouvelles grandes structures (métropoles, intercommunalités et régions élargies) qui peuvent sembler davantage préoccupées par l’urbain et par une vision plus fonctionnelle et comptable du territoire. 

Mais surtout le département aura transformé la critique qui lui était faite de collectivité figée, dépassée, en une qualité : dans un paysage territorial en constante évolution, marqué par l’apparition de nouveaux acteurs locaux, méconnus et tentaculaires, suscitant incompréhension, doute, voire crainte, il émerge en tant qu’élément de stabilité, d’apaisement, solide et connu de tous.

Si, dans la plupart des cas, le département s’est imposé comme collectivité de solidarité, proche et efficace, il a aussi joué dans quelques rares cas, la carte du territoire agrandi. Ainsi, le projet de fusion de certains départements franciliens comme les Hauts-de-Seine et les Yvelines ou la création de la collectivité européenne d’Alsace, issue du regroupement du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, attestent de la (re)naissance d’un département, doté d’attributions élargies, notamment étatiques, et d’une ambition nouvelle, de n’être pas seulement un "super-département" mais bien une collectivité spécifique jouant un rôle particulier. 

Ce super-département qui semble constituer une stratégie de réponse (défensive ou combative ?) quant à la métropole du Grand Paris ou la région du Grand Est, a-t-il vocation à se généraliser ? Il n’est pas sûr que le département doive succomber à la mode du régime grossissant, sous peine de perdre son caractère de proximité.

Un département à l’avenir encore fragile

Si le département a su s’imposer, il n’en reste pas moins que son avenir demeure incertain sur le plan financier, comme pour l’ensemble des collectivités, mais davantage encore pour lui, du fait de l’effet ciseau que connaît son budget et qui le met dans une situation éminemment fragile.

En effet, il connaît une augmentation de ses dépenses qui sont le plus souvent contraintes, s’agissant notamment de ses missions sociales sur lesquelles il a peu de prise, celles-ci étant soumises à des conditions prévues par l’État dans un souci de garantie d’égalité des citoyens. S’agissant de compétences dont les bénéficiaires augmentent du fait de la situation de crise économique, le département doit dorénavant assumer un "reste à charge" qui ne cesse de croître, avec le versement des allocations individuelles de solidarité que sont le revenu de solidarité active, l’allocation personnalisée d’autonomie et la prestation de compensation du handicap. Ces dépenses sociales croissantes limitent ses possibilités d’actions dans d’autres domaines.

Concernant ses ressources, elles ont diminué du fait de la baisse des dotations de l’État, baisse qui a laissé place au pacte de Cahors, conventions signées entre l’État et les grandes collectivités, dont les départements et leur imposant de ne pas dépasser une augmentation annuelle de 1,2% des dépenses de fonctionnement. La majorité des départements a refusé de signer ces conventions, les jugeant intrusives dans leur liberté de choix de leurs dépenses.

En outre, la diminution de ressources fiscales, telles que la taxe d’habitation et le transfert aux communes de la part départementale de la taxe foncière sur les propriétés privées, laisse le département dépendant des dotations étatiques ou d’une fraction de la taxe sur la valeur ajoutée et ne lui permet plus, dans certains cas, d’assurer pleinement ses missions sociales. Dans ce cadre, la recentralisation du revenu de solidarité active est envisagée. En outre, les recettes fiscales dépendant de la conjoncture économique, telles que les droits de mutation à titre onéreux, ne lui permettent pas de disposer de ressources solides. 

L’asphyxie financière, la plus grande dépendance vis-à-vis de l’État, des dépenses croissantes ne permettent pas au département d’envisager sereinement son avenir. La consolidation du département nécessite qu’une assurance financière lui soit donnée, afin qu’il poursuive son rôle de solidarité et d’appui auprès des citoyens et des autres collectivités. Son ancienneté, son ancrage, son expertise lui ont permis de se maintenir, mais une véritable renaissance nécessiterait, si la décision est prise de le conserver, de lui assurer une autonomie financière lui permettant de jouer un rôle plus ample en matière de solidarité territoriale, notamment par le biais de compétences économiques redonnées.