Image principale 1
Image principale 1
© UlyssePixel - stock.adobe.com

Comprendre la vie publique à travers la Constitution

Temps de lecture  12 minutes

Par : Pascal Jan - Professeur des Universités, Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Bordeaux

Connaître la Constitution est indispensable pour décrypter la vie politique et pouvoir défendre ses droits fondamentaux. Son appropriation par les citoyens est d'autant plus nécessaire qu'il s'agit d'un texte vivant, qui s'adapte depuis 1958 aux aspirations et aux évolutions de la société.

Les questions constitutionnelles s’invitent très fréquemment dans l’espace public. Régulièrement en effet, la presse relate les relations entre le Président et le Premier ministre ou entre ce dernier et les membres du gouvernement, rend compte des discussions parlementaires et des méandres de la procédure législative sur tel ou tel texte, analyse les décisions du Conseil constitutionnel et plus généralement celles des juges…

Bien qu’au cœur de l’organisation de la société, la Constitution est pourtant souvent mal connue des citoyens. Ils en ignorent largement le contenu et se heurtent à la complexité du fonctionnement des institutions. Ils ne sont pas davantage en mesure de maîtriser le flux des informations d’intérêt constitutionnel, qui n’explicitent pas suffisamment les véritables enjeux juridiques et politiques qui peuvent se dissimuler derrière les différentes approches retenues de tel ou tel fait. Car il est une réalité : la Constitution, si elle fixe les règles du jeu de la vie en société et constitue une garantie des droits et libertés des personnes, est sujette à de nombreuses interprétations qui laissent place à des analyses et des conclusions beaucoup plus diversifiées que ne le laissent entendre les médias.

Nombreuses sont les œuvres cinématographiques américaines qui se réfèrent à la Constitution et particulièrement à son premier amendement (liberté de la presse, liberté de religion et de réunion), à son deuxième amendement (liberté de port d’arme) ou encore à son cinquième amendement (sécurité juridique) dont sont friandes les séries américaines. Plus généralement, le cinéma Outre-Atlantique véhicule les valeurs mythiques de la Constitution américaine. Le contraste avec le cinéma français, et plus généralement européen, est frappant. Or autant que la Constitution des États-Unis, la Constitution française s’adresse aux citoyens français. Les choix éclairés qu’ils sont appelés à prendre à l’occasion de l’organisation de différents scrutins nationaux comme locaux supposent qu’ils comprennent les règles du jeu institutionnel et les contraintes juridiques qui y sont liées.

La Constitution s’entend de la règle du jeu institutionnel établie par le peuple ou ses représentants (parlementaires) et des normes qui protègent les droits et libertés de la personne. Dès 1789, son sens est fixé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution".

La compréhension de la vie politique implique de connaître et de comprendre les concepts constitutionnels de base sans quoi le citoyen ne peut appréhender la réalité des rapports entre les pouvoirs. Surtout, comme électeur, le citoyen doit pouvoir se prononcer en connaissance de cause et pouvoir décrypter le langage et les postures politiques, savoir ce qui est juridiquement possible de faire et de ne pas faire. Ainsi, à l’occasion du débat parlementaire sur le projet de loi du mariage pour tous, des responsables politiques ont suggéré et obtenu par la répercussion médiatique de leurs propos, que la question référendaire pour approuver ce texte de loi fasse l’objet d’un débat public. Or la Constitution ne l’autorise pas. L’article 11 de la Constitution n’ouvre le référendum législatif qu’aux projets de loi "portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions". Point de référendum portant sur les questions de société et les droits fondamentaux (liberté de mariage).

La difficulté pour le citoyen vient, par ailleurs, de ce que le texte constitutionnel n’est pas tout le droit constitutionnel. De très nombreux principes et règles sont établis par les usages parlementaires ou dégagés par les juges constitutionnels, administratifs et judiciaires. Bien souvent, le profane s’étonne de décisions politiques ou juridictionnelles alors que bien souvent une meilleure connaissance de procédures et des règles constitutionnelles suffit à fournir une explication à de multiples interrogations.

Reprenons l’exemple du mariage pour tous. Le combat public contre ce texte de loi n’a eu de cesse de mettre en avant son inconstitutionnalité. Des mois durant, les responsables politiques défilent sur les plateaux de télévision répétant les mêmes arguments. Mais l’issue ne faisait pas de doute : le Conseil constitutionnel avait déjà pris position en faveur du mariage homosexuel dès 2010. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la question de savoir si l’interdiction du mariage entre personnes du même sexe était contraire à la Constitution, le Conseil constitutionnel a écarté le grief tiré de l’atteinte à la liberté du mariage en précisant "que la liberté du mariage ne restreint pas la compétence que le législateur tient de l’article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du mariage dès lors que, dans l’exercice de cette compétence, il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel". En creux, il ouvrait la porte au mariage homosexuel.

Par ailleurs, le citoyen doit savoir que le Conseil constitutionnel se montre très réservé dès lors qu’on lui demande de statuer sur des questions de société. De façon plus générale, la jurisprudence constitutionnelle est constante pour souligner la compétence du législateur sur les sujets sociétaux : interruption volontaire de grossesse (n° 74-54 DC du 15 janvier 1975), sélection des embryons (n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994), conditions du prélèvement de cellules du cordon ou du placenta (n° 2012-249 QPC du 16 mai 2012), adoption par des couples homosexuels (n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010) ou encore le mariage homosexuel (n° 2010-92 QPC du 28 janvier 2011).

La Constitution, un instrument témoin des aspirations de la société

Dans sa version initiale, une Constitution traduit les aspirations d’un peuple. En 1958, les Français réclament une autorité exécutive retrouvée, un État fort, dans un contexte de crise politique liée notamment aux questions de la décolonisation. C’est sur cette base que naquit la Constitution de 1958 dont les dispositions concrétisent cette volonté de changement. Mais un texte constitutionnel n’est pas immuable. Il fait l’objet de multiples interprétations qui donnent le sens à un régime politique et à l’efficacité des réponses qu’apportent les pouvoirs publics aux demandes de la société.

La Constitution est un acte vivant.

Les normes constitutionnelles épousent les orientations décidées par le peuple et les évolutions de la société. En cinquante-sept ans, on recense vingt-quatre lois de révision constitutionnelle promulguées. La constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité en discussion devant le Parlement sera, si elle aboutit, la vingt-cinquième modification du texte constitutionnel.

Plus des deux tiers des révisions constitutionnelles ont vu le jour ces vingt dernières années. La banalisation de l’acte de révision mérite explication. Les motifs de l’activité constituante sont de valeur inégale. Les uns tiennent à l’accroissement des contraintes juridiques, les autres à l’émergence de priorités soudaines et consensuelles. La Constitution française s’adapte en permanence à de nouvelles exigences.

L’intégration de la France au sein d’une Union européenne toujours plus fédérative a conduit à amender la Constitution à plusieurs reprises pour fixer le cadre de ses relations avec les institutions européennes (1992 : Traité de Maastricht ; 1993 : Convention de Schengen ; 1999 : Traité d’Amsterdam ; 2005 : Traité établissant une Constitution pour l’Europe ; 2008 : Traité de Lisbonne).

La demande sociale d’une plus grande parité dans la vie politique, économique et sociale a décidé le pouvoir de révision constitutionnelle à consacrer l’objectif de parité dans ces domaines en 1999 et 2008 à la suite de l’inconstitutionnalité des lois idoines prononcée par le Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori des lois (Const. article 61, al. 2).

Face à la difficulté de mettre en cause la responsabilité de ministres dans le scandale du sang contaminé, le régime constitutionnel de la responsabilité pénale des membres du gouvernement a été aménagé pour permettre l’exercice facilité de voies de recours par les justiciables (1993 : Cour de justice de la République).

Le souhait largement partagé par les citoyens français de ramener la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans a motivé l’organisation d’un référendum constituant en 2000. La réponse constitutionnelle aux actes terroristes a, quant à elle, convaincu les responsables de l’État d’engager un processus de révision constitutionnelle pour sécuriser les décisions de lutte contre le terrorisme (état d’urgence) et affirmer la fermeté des autorités de la République face à des individus qui portent gravement atteinte à la vie de la nation (déchéance de nationalité).

Ces révisions constitutionnelles démontrent combien la Constitution s’adapte aux réalités politiques, sociales et économiques pour permettre le déploiement des politiques publiques.

La Constitution au service des droits du citoyen

La Constitution ne fixe pas seulement le statut et les rapports entre les pouvoirs. Elle comporte un nombre important de droits et libertés qui constituent la colonne vertébrale du pacte social. Ces droits fondamentaux sont fixés par le texte constitutionnel et par les interprétations du juge constitutionnel qui en élargit progressivement le champ.

La Constitution de 1958 contient un préambule qui renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et au Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Le premier des textes cités consacre les principaux droits civils et politiques (égalité de tous devant la loi, liberté d’expression, droit de propriété, principes élémentaires du droit pénal, liberté individuelle, etc.). Le second texte marque la reconnaissance de droits économiques et sociaux (liberté syndicale, droit de grève, protection de la famille et des enfants, droit d’asile, etc.). À ces droits s’ajoutent des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLF) dégagés par le juge constitutionnel principalement, au nombre desquels on trouve la liberté d’association, la liberté d’enseignement, le respect de la dignité humaine ou encore l’interdiction d’extrader une personne étrangère pour des motifs politiques et si sa vie est menacée dans l’État de rattachement. En 2005, la Charte de l’environnement a été intégrée au sein des normes constitutionnelles.

Toutes ces normes ont acquis une pleine valeur constitutionnelle. Les lois adoptées par le Parlement sont tenues de respecter ces règles et principes constitutionnels sous peine d’invalidation. La contrainte constitutionnelle est d’autant plus forte sur le législateur que le pouvoir constituant a instauré - certes tardivement - en 2008 le contrôle de la loi promulguée, le contrôle de constitutionnalité ne s’opérant qu’avant la promulgation de la loi jusqu’à cette date. Concrètement, une personne, individu ou société de nationalité française ou non, peut contester devant les tribunaux judiciaires et administratifs la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui portent atteinte à un droit ou à une liberté que la Constitution garantit. À cette fin, il soulève une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Depuis sa première application en 2010, cette procédure a connu un succès fulgurant. Plus de 10 000 QPC ont été déposées devant les tribunaux. Les justiciables et leurs conseils se sont totalement approprié cette voie de droit. Mais au-delà des chiffres, les QPC ont permis au Conseil constitutionnel de statuer sur un nombre conséquent de droits et de libertés. Si les censures des dispositions législatives restent dans des proportions raisonnables (environ 20%), les décisions dans leur ensemble ont permis un progrès de l’État de droit et un renforcement des garanties accordées aux justiciables. C’est ainsi que l’intervention du juge constitutionnel a amené le législateur à légiférer sur la garde à vue dans le respect des droits de la défense, à mettre en œuvre les règles de participation du public aux procédures portant sur des questions environnementales. De même, le juge constitutionnel est intervenu sur des questions sensibles qu’il s’agisse des délits d’opinion, de la question du transport des personnes (VTC), de l’égalité devant les aides sociales, du régime des prestations compensatoires, des obligations de vaccination antidiphtérique, antitétanique et antipoliomyélitique pour les enfants mineurs ou encore de l’encadrement des hospitalisations d’office.

Les citoyens doivent donc s’approprier leur Constitution. C’est une exigence pour décrypter et comprendre la prise de décision publique ; c’est une exigence pour pouvoir défendre leurs droits ; c’est enfin une exigence pour s’investir et peser sur les débats constitutionnels lorsque ceux-ci envisagent d’adapter les normes constitutionnelles existantes.