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À quoi servent les corps intermédiaires ?

Temps de lecture  7 minutes

Par : Alain Chatriot - professeur des universités, Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP)

Les corps intermédiaires vont des syndicats aux associations et incluent également des institutions comme le Conseil économique, social et environnemental.

La reconnaissance des corps intermédiaires par la République française fut tardive. Depuis la fin du XIXe siècle, le soutien à ces corps, au nom notamment du pluralisme, a pourtant été régulier et important, mais des remises en cause périodiques demeurent.

À l’heure où les populismes dans leur diversité semblent progresser dans plusieurs démocraties, il est important de regarder de plus près ces corps intermédiaires que ces mouvements et régimes dénoncent sans relâche. Il s’agit d’abord de mieux comprendre qui ils sont et quels sont leurs rôles. L’expression est en effet un peu floue tout comme celle de société civile à laquelle les corps intermédiaires sont souvent associés. Elle recouvre des organisations de natures différentes qui vont des syndicats et des fédérations professionnelles aux associations en passant par des institutions qui les regroupent comme le Conseil économique, social et environnemental. Pour percevoir la situation présente, et comme souvent pour mieux comprendre la société et la politique françaises, il faut faire un détour par l’histoire.

Historique

“Il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation.” C’est ainsi que s’exprime en juin 1791 Le Chapelier pour défendre l’abolition des jurandes et des corporations, ces structures de l’Ancien Régime qui organisaient les métiers et le corps social. Ces mesures prises par la Révolution française restent en vigueur sous la plupart des régimes du XIXe siècle et empêchent, pour une part, la constitution de syndicats. Si le discours d’opposition aux corps intermédiaires est dominant, il existe cependant dès cette époque un ensemble de pratiques institutionnelles contradictoires. Ainsi, dès 1802, les chambres de commerce sont recréées car elles fournissent de l’information économique sur leurs territoires à l’État central.

La IIIe République voit la transformation de cette situation avec le vote de deux lois majeures  : celle de 1884 sur la reconnaissance syndicale et celle, bien connue, de 1901 sur les associations. Des groupements très divers se développent dès lors en très grand nombre au début du XXe siècle et sont progressivement distingués par l’État : des associations sont “reconnues d’utilité publique”, des syndicats se voient appelés à déléguer des représentants dans des organismes para-étatiques. La question devient d’importance et, après la Première Guerre mondiale, il est même décidé, en janvier 1925, la création d’un Conseil national économique qui représente auprès de l’État l’ensemble de ces organisations, complétant ainsi la représentation parlementaire – qui reste seule maîtresse de l’élaboration législative. Ce nouveau Conseil est alors constitué comme un “centre de résonance de l’opinion publique”, pour reprendre les termes du rapport accompagnant le décret de création. D’abord modeste, l’institution se construit une légitimité par son expertise économique. Elle est dissoute par le gouvernement du maréchal Pétain mais, après la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble des forces de la Résistance la rétablit et l’existence du Conseil économique est même affirmée dans le texte de la Constitution de la IVe République. L’institution est maintenue en 1958 sous le nom de Conseil économique et social, transformée en 2008 pour devenir le Conseil économique, social et environnemental. Durant les années 1960 Charles de Gaulle aussi bien que Pierre Mendès France accordent une importance réelle à ce type d’institution pour faire vivre la démocratie. Au début des années 1970, des comités économiques et sociaux régionaux sont également créés.

Les différents syndicats sont aussi des acteurs présents dans toute une série d’institutions à structure paritaire qui ont accompagné le développement de l’État-providence au XXe siècle, en particulier après la création de la sécurité sociale et la prise en charge du chômage. Certains corps intermédiaires constitués en partenaires sociaux ont dès lors des activités de gestion. Ils ne sont plus seulement porteurs du discours de leurs membres et d’une connaissance née de leurs expériences mais peuvent se voir confier des missions d’intérêt général et accompagner la mise en place de certaines politiques publiques. Les corps intermédiaires sont ainsi très souvent présents dans le monde de l’économie sociale et solidaire.

La question de la représentativité

L’une des difficultés tient bien sûr à la question de la représentativité des corps intermédiaires qui offrent souvent un paysage assez divisé pour bien des domaines. Si les oppositions et les concurrences entre confédérations de syndicats de salariés sont bien connues – et posent des questions délicates de reconnaissance de représentativité par la puissance étatique –, on en retrouve aussi chez les syndicats d’agriculteurs, entre associations de consommateurs ou chez celles défendant l’environnement. Un cas souvent oublié concerne même le syndicalisme patronal moins unitaire qu’il n’y paraît : certes le Medef est l’organisation la plus connue (qui a succédé au CNPF, lui-même héritier de la CGPF créée à la demande du Gouvernement juste après la Première Guerre mondiale), mais il existe aussi les chambres de commerce, des unions professionnelles, des organisations représentant les petites et moyennes entreprises ou l’artisanat.

La République – voire le monde politique français, en général – a longtemps refusé de reconnaître la légitimité des corps intermédiaires, au nom d’un individualisme moderne fondant la souveraineté sur la confrontation de l’électeur et de ses représentants parlementaires. Ces conceptions ont été remises en question dès la fin du XIXe siècle, en particulier par des juristes plaidant pour une plus grande reconnaissance des associations et des syndicats et pour une vision pluraliste de l’État. Mais, surtout, la réalité des pratiques institutionnelles, économiques et sociales des deux derniers siècles s’écarte largement d’une pure doctrine individualiste, et l’appui donné à des corps intermédiaires sociaux a été régulier et important. Le développement d’institutions intermédiaires apparaît sans cesse pris dans une tension entre demande d’expertise de l’État pour connaître et gouverner la société et l’auto-organisation du social. Sortir du déni du rôle tenu par les corps intermédiaires dans la vie démocratique contemporaine semble être aujourd’hui nécessaire. La reconnaissance du pluralisme et la vitalité de la société civile se laissent bien illustrer au sujet des questions environnementales : le “Grenelle de l’environnement” en 2007 en a été une étape significative. D’une autre manière, les états généraux de l’alimentation en 2017 ont aussi montré combien les mobilisations associatives et syndicales pouvaient éclairer les prises de décision et le travail législatif.

Bref, si on doit espérer des progrès dans l’organisation des corps intermédiaires, leur représentativité et leur institutionnalisation, on peut s’inquiéter de mises en cause périodiques qui révèlent souvent une vision bien simpliste de la vie politique.