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© Bart Molendijk-Anefo - CC-Zéro

La cohabitation de 1986-1988, une première sous la Ve République

Temps de lecture  10 minutes

Par : La Rédaction

Cinq ans après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République, la droite remporte les élections législatives provoquant une situation jusque-là inédite : la cohabitation entre un chef de l'État et une majorité parlementaire opposée.

La première cohabitation n'a surpris aucun de ses acteurs qui ont pu se préparer à sa mise en oeuvre. Ses caractéristiques sont les suivantes :

  • un Président qui entend aller au terme de son mandat en assumant la plénitude de ses fonctions ;
  • une majorité présidentielle parlementaire battue, mais pas défaite ;
  • une nouvelle majorité parlementaire qui applique son programme sous le regard critique d'un chef de l'État qui, par le verbe et le geste, exerce une véritable fonction tribunicienne.

De par la Constitution, l'essentiel du pouvoir exécutif se concentre, pour la première fois depuis 1959, à l'Hôtel Matignon, mais le président de la République garde des moyens d'action qui lui sont propres et non négligeables. Il peut notamment à tout moment mettre fin à la cohabitation soit en démissionnant, soit en prononçant la dissolution de l'Assemblée nationale ; il a seul le choix du moment et seul il peut faire jouer quand bon lui semble cette épée de Damoclès à l'encontre de ses concurrents politiques. Arme redoutable avec en outre le fait, en 1986, que la cohabitation a un terme légal : l'élection présidentielle d'avril-mai 1988 où les deux responsables de l'exécutif vont se trouver face à face.

Une cohabitation annoncée

16 mars 1986 : la coalition RPR-UDF, avec 43,9% des suffrages exprimés, sort victorieuse des élections législatives. Cette victoire est néanmoins incomplète. Du fait de l'instauration par l'ancienne majorité du scrutin proportionnel (loi du 10 juillet 1985), elle n'obtient la majorité absolue en sièges que de justesse et grâce au renfort de parlementaires divers droite. Elle est en outre flanquée à l'extrême droite d'un groupe parlementaire de 35 députés du Front national décidé à ne pas lui faciliter la tâche.

Le Parti socialiste, de son côté, peut se féliciter d'avoir recueilli 31% des voix et 207 élus. Le principal parti de gouvernement depuis 1981 ne connaît donc pas d'échec cinglant, ni de désaveu populaire, ce qui signifie aussi pour François Mitterrand la possibilité de se maintenir à l'Élysée. Résultat qui fait presque figure d'heureuse surprise tant la situation de la majorité présidentielle paraissait compromise depuis 1983 comme en témoignent les échecs électoraux successifs (élections municipales de 1983, élections européennes de 1984, élections cantonales de 1985).

En raison de ce contexte défavorable à la gauche et de la victoire attendue de l'opposition en 1986, les responsables politiques ont été amenés à envisager une cohabitation entre un Président de la République et une majorité parlementaire d'idées opposées.

Rien ne s'oppose dans la Constitution de 1958 à ce qu'un président de la République et une assemblée de tendance opposée cohabitent.

Dès 1983, Édouard Balladur, ancien secrétaire général de l'Élysée sous la présidence de Georges Pompidou, explique dans Le Monde du 16 septembre que rien ne s'oppose dans la Constitution de 1958 à ce qu'un président de la République et une assemblée de tendance opposée cohabitent. Situation déjà envisagée par Valéry Giscard d'Estaing dans un entretien à L'Express (14 janvier 1983) qui affirme qu'en pareil cas, il ne fait aucun doute que le président de la République demeurerait en place.

Une des seules voix qui s'élève contre semblable hypothèse est celle de Raymond Barre qui estime que la cohabitation est dangereuse pour les institutions de la Ve République telles que les avait voulues le général De Gaulle, qu'elle ne pourrait qu'affaiblir le pouvoir présidentiel. Se référant au précédent de 1969 (échec du référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat proposé par le général De Gaulle), il ne voit qu'une issue possible : la démission du président de la République.

Qu'en pense le principal intéressé ?

Dans un premier temps, François Mitterrand refuse de se placer dans un tel cas de figure afin de ne pas laisser accréditer l'idée d'une probable défaite de la formation politique qui le soutient, et dont il est issu, au prochain scrutin législatif. L'échéance se rapprochant, il dévoile progressivement sa manière d'envisager son rôle :

  • élu pour sept ans, il accomplira la totalité de son mandat : "Le président de la République est élu par le peuple pour une durée donnée, en la circonstance, c'est sept ans, et pendant ces sept ans il doit faire son devoir" (conférence de presse, 21 novembre 1985).
    "Quant à moi, garant de l'unité nationale, je serai là pour assurer la continuité de nos institutions et répondre comme il se doit aux volontés de notre peuple" (voeux radio-télévisés, 31 décembre 1985).
  • il n'exercera pas de "présidence au rabais" : "Je préfèrerais renoncer à mes fonctions que de renoncer aux compétences de ma fonction, des compétences qui me sont reconnues par la Constitution. Il n'est pas question pour moi d'être un Président au rabais" (TF1, 2 mars 1986). Reprenant ainsi l'affirmation déjà énoncée un an plus tôt : " On n'élit pas un Président pour qu'il soit inerte. (...) La Constitution ne prévoit aucunement que les députés et l'Assemblée nationale puissent censurer le Président de la République. Alors à tous ceux qui, parce qu'ils ont un gros appétit se précipitent vers ce qu'ils croient être un fromage, je leur dis que je ne resterai pas inerte " (TF1, 28 avril 1985).

"La Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution"

Afin d'illustrer son propos et montrer qu'il n'entend pas se laisser guider sa conduite, à deux semaines du scrutin, à la question de savoir qui il nommera Premier ministre, François Mitterrand répond : " Le Président de la République nomme qui il veut. Il doit naturellement se placer en conformité avec la volonté populaire. (...) Je devrai m'adresser à une personnalité de la majorité pour conduire le gouvernement. (...) Personne ne désignera le Premier ministre à ma place, croyez-moi " (TF1, 2 mars 1986). Il montre ainsi qu'il entend appliquer à la lettre le texte de 1958 et qu'il est hors de question que le Premier ministre soit désigné par les appareils partisans.

Le Gouvernement, dirigé par le Premier ministre, détermine et conduit la politique de la nation

Nommé Premier ministre le 20 mars, Jacques Chirac, comme il l'avait déjà fait à l'approche du scrutin (" Nous avons une Constitution qui a fait ses preuves, appliquons-la purement et simplement ", TF1, 9 février 1986), fixe aussi comme règle à la cohabitation le respect scrupuleux du texte constitutionnel. Quelques instants après sa nomination, il déclare : "Tout d'abord les règles de notre Constitution et la volonté du peuple français doivent être respectées. Les prérogatives et les compétences du président de la République, telles qu'elles sont définies dans la Constitution sont intangibles. Le Gouvernement, dirigé par le Premier ministre, détermine et conduit la politique de la nation en vertu de l'article 20 de notre Constitution". Ce texte aura pour écho le message de François Mitterrand au Parlement, le 8 avril 1986 : "Beaucoup de nos concitoyens se posent la question de savoir comment fonctionneront les pouvoirs publics. À cette question, je ne connais qu'une réponse, la seule possible, la seule raisonnable, la seule conforme aux intérêts de la nation : la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution".

Un Président qui ne reste pas inerte

Dès le Conseil des ministres du 26 mars, François Mitterrand tout en affirmant ne pas vouloir priver le gouvernement du droit de recourir aux ordonnances rappelle qu'en matière sociale, "il ne signerait que des ordonnances qui présenteraient un progrès par rapport aux acquis". Il réitère cette affirmation au Conseil des ministres du 9 avril au sujet des privatisations que le gouvernement de Jacques Chirac, conformément à ses engagements, s'apprêtait à mettre en œuvre.

Dès les premiers jours de la cohabitation, comme le gouvernement et lui seul "détermine et conduit la politique de la nation", François Mitterrand va pouvoir se poser en recours quand certaines décisions de ce dernier se heurteront au scepticisme, voire à l'hostilité d'une partie de l'opinion publique. Il pourra le faire d'autant plus qu'une majorité des Français lui font "tout à fait confiance ou plutôt confiance pour résoudre les problèmes qui se posent en France actuellement" (sondage Sofres/Figaro Magazine, 5 avril 1986), majorité qu'il n'atteignait pas un mois plus tôt.

Le président de la République, dont les pouvoirs constitutionnels, bien qu'amoindris, restent importants, profite ainsi du fait que dans l'inconscient collectif des Français, la fonction présidentielle est prééminente.

Pendant deux ans, François Mitterrand se posera tantôt en arbitre, tantôt en chef de l'opposition. Pour cela, il va adresser en direction de l'opinion publique des gestes politiquement forts.

Une magistrature tribunicienne

Afin de marquer sa différence, François Mitterrand, à l'issue du premier Conseil des ministres, refuse la traditionnelle "photo de famille" réunissant Président et gouvernement. De même, les images télévisées de cette première réunion montrent un Président isolé, muré dans le silence entouré de ministres radieux, offrant une image du "seul contre tous" qui ne peut qu'attirer la sympathie de tous ceux qui craignent, à tort ou à raison, un changement de politique économique et sociale.

Ces gestes seront multipliés pendant les deux années de la première cohabitation et s'appuieront le plus souvent sur la "défense des avantages acquis" : le Président exerce une magistrature tribunicienne et l'Élysée devient une sorte de cour d'appel des citoyens. François Mitterrand manifeste ainsi sa désapprobation quand le gouvernement décide de supprimer la loi sur l'autorisation administrative de licenciement (14 mai 1986) ; il déclare comprendre et être "sur la même longueur d'onde" que les lycéens et les étudiants qui refusent le projet de réforme de l'enseignement supérieur (novembre-décembre 1986) ; il reçoit en janvier 1987 une délégation de cheminots grévistes...

Comment le notent Philippe Ardant et Olivier Duhamel, "François Mitterrand voulut conserver le peu de pouvoirs que la situation lui laissait, Constitution aidant. (...) Il voulut surtout reconquérir le pouvoir à la première occasion venue, en l'espèce à l'échéance, des plus rapprochées (1988). Il voulut donc utiliser la cohabitation pour la reconquête. Il le voulut. Il le fit." (Ph. Ardant et O. Duhamel, "La dyarchie", Pouvoirs n° 91, 1999, p.7).

Un épilogue inédit

"Campagne électorale permanente", "cohabitation hyperconflictuelle" ont été les adjectifs employés pour caractériser cette première cohabitation qui se termine, là aussi situation inédite, par l'affrontement à l'élection présidentielle d'avril-mai 1988 des deux hommes qui ont eu la charge commune des affaires de l'État pendant deux ans. Affrontement rude comme le fut le débat télévisé du 28 avril 1988 entre le Président et son Premier ministre.

Cohabitation difficile comme le révélera deux ans après Jacques Chirac : "Je ne vous cache pas que cela n'a pas toujours été facile. Je n'ai pas eu pendant cette période, si j'ose dire, un lit de roses" (TF1, 7 décembre 1990).

La réélection du Président sortant met fin à cette première période. Au-delà de la simple victoire politique d'un camp sur l'autre, elle signifie aussi que la fonction présidentielle ne sort pas amoindrie de l'expérience. François Mitterrand, un des principaux, sinon le principal, pourfendeur des institutions de 1958 apparaît, de par l'alternance réussie de 1981 et avec la  cohabitation, comme garant des institutions créées par le général De Gaulle.