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© Benjamin Guillot-Moueix - Hans Lucas/AFP

Débarquement du 6 juin 1944 : État et collectivités face aux enjeux mémoriels

Temps de lecture  11 minutes

Par : La Rédaction

Les célébrations du 80e anniversaire de la Libération ont débuté le 16 avril 2024 lors d'un hommage au maquis du Vercors. L'anniversaire du Débarquement du 6 juin 1944 en Normandie sera un moment fort de ce cycle de commémorations. Comment la commémoration du Débarquement s'est-elle inscrite dans la politique mémorielle ?

La politique de la mémoire, c'est-à-dire commémorer et remémorer des éléments du passé national, contribue à explorer et construire les origines symboliques du pouvoir et de la citoyenneté. En France, une politique publique y est consacrée. Longtemps destinées à valoriser les gloires du passé dans une recherche d'union nationale, les politiques mémorielles tendent davantage, depuis les années 1990 notamment, à reconnaître et à réparer des violences de l'histoire. 

Ces politiques passent souvent par des actions au caractère symbolique fort, comme des discours de chefs d'État (par exemple, le "discours du Vel' d'Hiv'" du 16 juillet 1995 de Jacques Chirac).

La mémoire du Débarquement du 6 juin 1944, également appelé D-day, Jour J ou opération "Overlord", s'inscrit dans ce cadre. 

Comment le 6 juin 1944 s'est-il installé dans la politique mémorielle ?

Un cadre commémoratif posé dès 1945

Le Débarquement du 6 juin 1944 tient une place capitale dans la Seconde Guerre mondiale, même si la guerre a d'abord été gagnée sur le front de l'Est : seulement environ 20% des pertes de l'armée allemande (Wehrmacht) sont intervenues hors du front de l'Est. L'importance du D-day réside davantage dans le fait qu'il a mis l'armée allemande face à un deuxième front et soulagé ainsi l'effort de guerre de l'armée soviétique qui pouvait avancer plus rapidement à l'Est. Le Débarquement a également permis de libérer plus vite la France et la Belgique. 

L'histoire de la commémoration du 6 juin 1944 est marquée par un avant et un après 1984. Jusqu'au début des années 1980, les anniversaires du 6 juin prennent plutôt une allure militaire et locale, réunissant surtout des anciens combattants et généraux américains et britanniques. Célébrer le Débarquement n'est pas une priorité française dans l'immédiat après-guerre.

Localement, la mémoire s'est organisée dès 1945 avec notamment la création du comité du Débarquement, par Raymond Triboulet, (député du Calvados et ministre des Anciens combattants sous la IVe et la Ve République). Il organise le premier anniversaire du D-day, le 6 juin 1945. Ce comité regroupe des maires et des députés des communes de la région du débarquement. 

En 1954, pour la première fois, un président français, en l'occurrence René Coty, y prononce un discours et inaugure par la même occasion le musée du Débarquement d'Arromanches. Dix ans plus tard, en 1964, le président Charles de Gaulle ne se rend pas aux commémorations, considérant qu'il s'agit d'une "opération militaire étrangère" (Comte P., "76 ans du D-Day : un anniversaire pas comme les autres", France 3, 2020). De Gaulle, qui souhaite mettre en avant les grandes batailles et victoires françaises, se rend, en revanche, aux cérémonies du Débarquement en Provence auquel ont participé des forces françaises (l'armée B placée sous les ordres du général de Lattre de Tassigny). En 1974, comme dix ans auparavant, le président de la République ne participe pas aux commémorations.

Pourquoi l'anniversaire de 1984 marque-t-il un tournant ?

Au début de la décennie 1980, à la veille du 40e anniversaire, la situation nationale et internationale a beaucoup changé :

  • sur le plan international, le camp occidental souhaite manifester son unité face à l'URSS ;
  • sur le plan militaire, c'est la période des euromissiles et des répercussions de la décision de l'OTAN de 1979 de stationner des missiles nucléaires dans cinq pays de l'Europe de l'Ouest, tout en proposant des négociations aux Soviétiques ;
  • sur le plan de la diplomatie internationale, c'est l'époque de la création des grands sommets internationaux (le premier, sous forme de G6, avait lieu en 1975 à Rambouillet) ;
  • sur le plan national, le courant patriotique a le vent en poupe, notamment aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan (président de 1980 à 1988) ;
  • sur le plan démographique enfin, une page est tournée, certains anciens combattants sont décédés.

En France, c'est l'arrivée à la présidence de François Mitterrand, qui investit les questions mémorielles et notamment celles liées à la Seconde Guerre mondiale. En 1982, un nouveau service au ministère des anciens combattants est créé : la direction des statuts et de l'information historique. En perspective du 40e anniversaire, le président Mitterrand invite officiellement les autres chefs d'État. Son intention est de passer d'une cérémonie militaire à une cérémonie plus politique, tournée vers la paix, la réconciliation et la construction européenne. Au final, sept chefs d'État dont le président américain et la reine d'Angleterre, participent aux cérémonies du 40e anniversaire et lui donnent un caractère sans précédent. Le seul à prendre la parole est le président Mitterrand, marquant une rupture avec la politique mémorielle gaullienne.

Depuis 1984, tous les anniversaires décennaux sont largement célébrés, attribuant à l'événement un caractère de plus en plus international :

  • en 1994, on passe de sept à treize chefs d'État participants ;
  • en 2004, pour la première fois un chancelier allemand, Gerhard Schröder, y participe, sous l'invitation du président Jacques Chirac, et salue "un geste noble et touchant, dont [il est] très reconnaissant" et qui "exprime le fait que la période de l'après-guerre est définitivement terminée". L'année est également celle de la première participation d'un président russe (Vladimir Poutine) et d'un président de la République de Pologne (Lech Walesa) ;
  • en 2014, les cérémonies atteignent une nouvelle dimension avec 8 000 invités et 19 chefs d'État et de gouvernement ; la cérémonie inclut tout particulièrement les victimes civiles de l'opération : 21 000 civils ont péri lors des combats ;
  • enfin, en 2019, lors du 75e anniversaire, l'événement prend une allure un peu particulière en tant que "mémoire de chair", certains vétérans étant déjà centenaires.

Quelle commémoration en 2024 ?

Par l'arrêté du 8 septembre 2023, l'État a créé une mission du 80e anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire, dite "Mission Libération". La commémoration du 80e anniversaire, une des dernières occasions de côtoyer les vétérans ou témoins, sera célébrée à travers toute la France. Cette période de commémoration débute le 16 avril dans le Vercors. Dans un message sur les réseaux sociaux, le président de la République a annoncé plus de 1 000 événements à portée nationale et internationale. 

L'entretien de la mémoire et développement du potentiel touristique

Qui organise les commémorations ?

L'État et les collectivités sont engagés dans l'entretien de la mémoire. Dès 1945, le ministère du transport public organise une exposition sur le "Port d'Arromanches". En 1947, la SNCF produit des affiches qui invitent à découvrir les plages du Débarquement. 

La loi du 21 mai 1947 relative à la conservation du souvenir du débarquement allié en Normandie, portée par Raymond Triboulet, attribue à la commémoration du 6 juin un caractère national, coordonnée par le Premier ministre. Par cette loi,

  • l'État prend en charge la conservation et l'aménagement des sites du Débarquement ;
  • facilite l'accès routier aux sites ;
  • alloue des concessions à titre perpétuel aux gouvernements étrangers intéressés par l'aménagement de cimetières (la construction et l'entretien des cimetières étrangers sont assurés par divers organismes comme le American Battle Monument Commission ou le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge e. V.).

De nombreuses initiatives locales font vivre l'événement, notamment dans les premières années après la guerre. Le comité du Débarquement assure chaque année l'organisation de la commémoration. Il est relayé par les collectivités territoriales, les syndicats d'initiative et comités du tourisme locaux. Ils créent des musées et des mémoriaux, installent des plaques commémoratives, entretiennent les lieux. Des formes interactives et ludiques se développent : en 1991, les départements du Calvados, de la Manche et de l'Orne mettent en place huit parcours pour suivre les grandes phases de la bataille de Normandie (Leleu J.-L., "Un atout pour le tourisme régional", dans : Le Débarquement, sous la direction de Leleu J.-L., Presses universitaires de Rennes, 2022).

Plus en amont, notamment pour l'entretien des sépultures, le ministère de la défense est engagé via sa direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) et son opérateur, l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONAC-VG), ainsi que l'association Le Souvenir Français et différents partenaires étrangers.

Quels efforts pour développer le potentiel touristique pour quels effets ?

Le tourisme mémoriel est une partie intégrante du développement touristique de la région Normandie. Le comité du Débarquement et la loi du 21 mai 1947, outre la commémoration proprement dite, visent explicitement à développer un tourisme de mémoire. Aujourd'hui, on compte 94 sites et lieux de visites mémoriels en Normandie en lien avec la Seconde Guerre mondiale, 44 musées dont le Mémorial de Caen (ouvert en 1988) et le musée du Débarquement à Arromanches ainsi que 29 cimetières où reposent près de 110 000 soldats. 

Avant le 70e anniversaire, la région Normandie a mis en place le contrat de destination "Tourisme de mémoire en Normandie", qui vise à fédérer les acteurs touristiques du territoire et à positionner la Normandie comme la destination internationale par excellence sur la Seconde Guerre mondiale, mais également comme destination porteuse des valeurs de paix, de liberté et de réconciliation.

L'État et les collectivités ne veulent plus simplement accueillir, mais également attirer de manière ciblée les touristes. La région a développé une marque de destination "1944 D-Day Normandie, terre de liberté", promue par Atout France ; elle est membre fondateur du réseau européen Libération Route Europe (LRE)

Les plages du Débarquent font l'objet d'une candidature pour une inscription au patrimoine mondial de l'Unesco. La candidature a été déposée en 2018 par le gouvernement français. 

À plus de dix kilomètres des côtes du Débarquement, au niveau de Courseulles-sur-mer, un parc éolien en mer (d'une puissance de 450 mégawatts, produite par 75 éoliennes) est en construction, l'un des quatre premiers en France. Une mise en service est prévue pour 2025. Lors du débat public qui s'est tenu du 20 mars au 20 juillet 2013, la question de la coexistence de ce projet avec les plages du Débarquement a été abordée. Le maître d'ouvrage s'est engagé sur la prise en compte de cette dimension et de localiser le parc à une distance de 10 à 16 kilomètres des côtes.

Entre 1994 et 2014, le nombre de visiteurs associés au tourisme de mémoire a doublé pour atteindre près de 6 millions de personnes, des pics de fréquentation sont réalisés lors des anniversaires décennaux. En 2022, et après un creux dû à la crise sanitaire, le nombre de visites a à nouveau atteint 5,5 millions (correspondant à 1,8 million de visiteurs uniques, chaque visiteur se rendant en moyenne à trois sites). Le profil des visiteurs est plus international (avec 42%) et plus âgé que celui de l'ensemble des touristes en Normandie. Les Anglo-Saxons représentent le plus grand groupe (12%). 57% des visiteurs séjournent sur le périmètre des Plages du Débarquement, dont 90% en hébergement marchand (données pour 2022). 

Les musées de la région se portent souvent bien. Le Mémorial de Caen, une société anonyme mixte locale (SAEML) dont la ville de Caen est actionnaire à un peu plus de la moitié, réalise environ 10 millions d'euros de chiffre d'affaires par an et un million d'euros de bénéfices avant impôts et redistribution (Leguetel P., "Les musées normands sur la Seconde Guerre mondial doivent accompagner le passage de la mémoire à l'histoire", Les Échos, 6 juin 2019).

Le tourisme commémoratif sur les sites du Débarquement est un facteur économique manifeste. En 2022, le chiffre d'affaires des exploitants des sites et lieux a atteint plus de 25 millions d'euros hors taxe, dont 19 millions en billetterie dans les 32 sites à entrées payantes. 450 emplois sont directement liés aux sites de la Bataille, environ 8 500 si on inclut les emplois indirects et induits par la filière. La dépense touristique totale des visiteurs est estimée à 700 millions d'euros - dix fois le montant des investissements réalisés sur les sites et lieux de mémoire sur la période 2012-2022 (78 millions d'euros).