Vous écoutez « L’Actualité de la vie publique », un podcast du site Vie-publique.fr.
Stéphanie : A la fin des années 1960, les premiers ordinateurs font leur apparition dans l’administration française, notamment dans l’administration fiscale. Bien que le développement de l’informatique ne soit encore à cette époque qu’embryonnaire, il suscite déjà des craintes concernant les abus potentiels que les ordinateurs rendent désormais possibles en matière de surveillance et de contrôle des individus. Le 6 janvier 1978, la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés entre en vigueur. Cette loi dite loi « informatique et libertés » pose les bases d’un système juridique de protection contre les abus possibles de l’informatique concernant les données personnelles.
Voici une nouvelle série de « L’Actualité de la vie publique » consacrée au 45e anniversaire de cette loi, dont le rôle et la place ont pris de plus en plus d’importance dans le quotidien des Français avec l’essor des technologies numériques : l’informatique bien sûr, mais également l’internet et désormais, l’intelligence artificielle.
Au sommaire de ce premier épisode : « La loi informatique et libertés » : une loi en avance sur son temps !
1. Stéphanie : Patrice, pouvons-nous revenir pour commencer sur les principaux problèmes que pose, concernant la protection des libertés, l’avènement de l’informatique et, qui ont dès le début des années 1970, suscité l’inquiétude de nombreux responsables politiques ainsi que des juristes ?
Patrice : Le problème posé par le traitement automatisé des informations par les premiers ordinateurs, à partir des années 1960-1970, porte sur la collecte des données et leur utilisation, mais en réalité la collecte de données et leur utilisation ne constituent pas un problème nouveau. Les fichiers existaient bien avant l’invention de l’informatique et leur constitution comme leur utilisation - encadrée juridiquement - peuvent présenter par exemple pour l’Administration une utilité ou être nécessaire dans le cadre de certains services publics. De la même manière, concernant le problème de l’atteinte aux libertés, de nombreux régimes dictatoriaux ou autoritaires ont pu, au cours de l’histoire, pourchasser leurs opposants ou persécuter des populations grâce à la constitution de simples fichiers manuels sans recourir à des ordinateurs. Le problème de la protection des libertés n’est donc pas apparu avec l’informatique. Ce qui est nouveau en revanche avec le développement très rapide de l’informatique, c’est un changement d’échelle ! Les ordinateurs offrent en effet grâce à leur puissance de calcul des capacités quasi infinies en termes de constitution et de traitement des fichiers mais également en termes de mémorisation des données. Donc, en dépit des progrès fantastiques que l’informatique permet sur le plan du calcul ou de la communication, cette technologie – « nouvelle » dans les années 1970 - rend donc également possible un contrôle généralisé et massif des individus. C’est ça le grand changement et le risque introduit par la diffusion accélérée de l’informatique concernant les libertés individuelles !
2. Stéphanie : Quelles ont été les premières réflexions ou propositions de loi relatives aux conséquences potentiellement négatives de l’informatique sur les libertés ?
Patrice : Les réflexions sur ce sujet ont été en fait précoces. Ainsi dès 1969, le Conseil d’État et le ministère de la Justice s’intéressent à la question des relations entre l’informatique et les libertés. Des universitaires des facultés de droit, des hauts magistrats et des parlementaires s’attellent également à cette question.
[Intervention 1. Stéphanie. Justement Patrice que se passe-t-il à l’époque sur ce sujet dans les autres pays ? La France n’est pas la seule, je suppose, à s’interroger !]
Patrice : Plusieurs expériences sont en effet conduites à l’étranger notamment en Suède qui a, en 1973, voté une loi sur l’informatique, aux États-Unis qui se sont dotés l’année suivante, en 1974, d’une loi sur la protection des libertés individuelles ou encore en Allemagne, où le Land de Hesse, a adopté une législation relative à cette question en 1970. Du côté des organisations internationales, l’Organisation de coopération et de développement économiques (l’OCDE) a également engagé des études sur ce sujet. Quant au Conseil de l’Europe, il a adopté, dès 1973, deux résolutions relatives à la protection de la vie privée des personnes physiques vis-à-vis des banques de données électroniques.
3. Stéphanie : Au début des années 1970, l’INSEE annonce un projet qui a suscité en France un intense débat sur les risques liés à l’usage de l’informatique concernant la protection des libertés individuelles, quel était l’objectif de ce projet ?
Patrice : L’Institut national de la statistique et des études économiques (l’INSEE) entreprend au début des années 1970 d’automatiser le répertoire des personnes. Le projet consiste à réunir, à partir d’un identifiant unique, le numéro national d’identité géré par l’INSEE et le plus grand nombre possible de fichiers de personnes créés et utilisés par les différentes administrations (état-civil, impôts, sécurité sociale, etc.). L’Administration aura ainsi la possibilité d’accéder très rapidement à des quantités très importantes d’informations concernant chaque Français. Ce projet dont l’acronyme est S.A.F.A.R.I. pour Système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des Individus va être à l’origine d’une polémique sur la sécurité des données collectées.
[Intervention 2. Stéphanie. Et c’est un article du journal Le Monde qui déclenche un débat public sur cette question ?]
Patrice : Oui Stéphanie ! Cet article paru le 21 mars 1974 intitulé : « Safari ou la chasse aux Français », va susciter une vive inquiétude de la part de nombreux responsables politiques, en raison des risques que le projet représente pour la protection des libertés.
[Intervention 3. Stéphanie. Écoutons justement, Patrice, un extrait d’un entretien du 23 juillet 1972 avec Jacques Desabie, chef du Département Population de l’INSEE à propos du projet SAFARI ?]
[EXTRAIT INA]
Patrice : La polémique est telle que le Premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, décide de suspendre le projet et de créer la commission « informatique et libertés ». Cette commission est chargée de proposer un cadre juridique d’utilisation de l’informatique qui garantisse le respect de la vie privée et des libertés individuelles. Ce sont ses travaux et le rapport remis en 1975 qui aboutiront au vote en 1978 de la loi « Informatique et libertés » et à la création de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (la CNIL).
4. Stéphanie : Quel est l’objectif poursuivi par le législateur avec le vote de la loi de 1978 ?
Stéphanie : Dans les années 1970, il existe déjà un droit qui vise à protéger l’individu contre les atteintes portées à sa vie privée ou à ses libertés par l’intermédiaire des fichiers. La seule loi autorisant la création d’un fichier – loi qui concerne la centralisation de la documentation relative à la circulation routière (la loi du 24 juin 1970) - prévoit une procédure permettant aux intéressés de faire rectifier les mentions les concernant. Dans ces années-là, la juridiction administrative a également élaboré un droit protecteur des usagers des services publics dans le cas où l’Administration par nécessité doit réunir des informations utiles sur certaines catégories de personnes sous forme de fichiers mêmes non informatisés. Il n’y a donc pas véritablement de « vide juridique », mais la loi de 1978 va permettre d’introduire dans la législation française un nouveau cadre juridique ayant pour but de protéger les libertés individuelles et publiques par rapport à l’informatique.
[Intervention 4. Stéphanie. Et quelle est la mission confiée à la CNIL ?]
Patrice : La CNIL est constituée afin de répondre aux problèmes nouveaux posés par le développement des usages de l’informatique dans le domaine de l’utilisation des données personnelles. La mission de cette autorité administrative indépendante sera de protéger les citoyens contre une utilisation abusive des fichiers informatiques en formulant des propositions utiles permettant d’éviter leurs éventuelles conséquences négatives concernant la protection des libertés privées et publiques.
[Intervention 5. Stéphanie. Et de quels moyens dispose-t-elle ?]
Patrice : La Commission est composée au départ de dix-sept membres nommés pour cinq ans (députés, sénateurs, membres du Conseil économique et social, magistrats du Conseil d’État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, des personnalités qualifiées, etc.). Elle dispose dans le cadre de sa mission d’un pouvoir réglementaire. Elle est à la fois un organe de contrôle, de proposition et d’information.
5. Stéphanie : Quel est le cadre juridique général dans lequel s’inscrit la loi « informatique et libertés » ?
Patrice : La loi inscrit l’article premier de la législation sur l’informatique dans le cadre plus général des droits de l’homme. L’article 1er dit ceci, je cite, « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit pas porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques. »
6. Stéphanie : la loi « informatique et libertés » votée à la fin des années 1970 est-elle restée pertinente face aux évolutions technologiques du XXIe siècle ?
Patrice : Ce qui est certain c’est que les législateurs qui avaient pour ambition en 1978 d’accorder de nouveaux droits aux citoyens vis-à-vis des grands systèmes informatiques dont les administrations commençaient à se doter, ne pouvaient imaginer les développements technologiques futurs, comme l’Internet ou l’intelligence artificielle qui rendraient encore plus nécessaire cette loi. Si la loi « informatique et libertés » a connu bien sûr des évolutions, ses grands principes fondateurs ont été précisés ou renforcés mais ils sont restés stables, au fil du temps, et lui permettent d’être encore pertinente à l’ère de la société numérique. Les législateurs n’ont pas eu besoin d’inventer de nouveaux concepts même à l’heure de l’intelligence artificielle. C’est cela la dimension vraiment « visionnaire » de cette loi et qui va faire de la France l’un des pays précurseurs en matière de protection des données personnelles et être une source d’inspiration pour d’autres pays en Europe dans les années 1980-1990.
Le prochain épisode sera consacré à la question de la protection des données aujourd’hui et à l’évolution des missions de la CNIL.
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