Vous écoutez « L’Actualité de la vie publique », un podcast du site Vie-publique.fr.
Stéphanie : Le président de la République a annoncé lors d’un discours prononcé à Belfort, en février 2022, sa volonté de moderniser le parc nucléaire, grâce au lancement d’un programme de construction de nouveaux réacteurs, tout en accélérant, en parallèle le développement des énergies renouvelables. Cette annonce constitue un tournant de la politique énergétique française.
Voici une nouvelle série de « L’Actualité de la vie publique » consacrée à l’industrie nucléaire
Au sommaire de ce premier épisode : « Nucléaire : la singularité française ».
1. Stéphanie : Pourquoi, Patrice, les nouvelles orientations de l’exécutif concernant l’avenir des centrales nucléaires constituent-elles un tournant ?
Patrice : Rappelons, Stéphanie, ce qu’envisage l’exécutif. Premièrement : la commande de six nouveaux réacteurs – et peut-être de huit réacteurs supplémentaires - selon le scénario retenu - avec une première mise en service prévue à l’horizon 2035. Deuxièmement, la mise à l’étude d’une éventuelle prolongation du parc existant. Par rapport aux dispositions qui avaient été prises antérieurement, il y a une dizaine d’années, ce programme, s’il est mis en œuvre, constitue un changement complet d’orientation de la stratégie énergétique française. En effet, l’objectif alors visé était une baisse structurelle et importante du nucléaire : avec la réduction à 50 % de la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité, une limitation de la puissance du parc nucléaire et l’arrêt définitif de 14 réacteurs à l’horizon 2035. A la suite de ces décisions, une page de l’histoire nucléaire française a d’ailleurs été tournée, en 2020, avec la fermeture de la plus ancienne centrale, celle de Fessenheim en Alsace.
[Intervention 1. Stéphanie : La perspective de ces fermetures figure toujours d’ailleurs dans la Programmation pluriannuelle de l’énergie (la PPE), n’est-ce pas ?]
Patrice : Oui en effet ! La Programmation pluriannuelle de l’énergie actuellement en vigueur prévoit l’arrêt de 14 réacteurs. Je rappelle que la PPE définit les priorités d’actions de l’Etat dans le domaine de l’énergie, afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Elle doit contribuer à la baisse des émissions de gaz à effet de serre par des mesures de réduction des consommations d’énergies les plus carbonées (charbon, pétrole, gaz) et par leur remplacement par des énergies renouvelables. La révision de la PPE a lieu tous les cinq ans. La prochaine qui découlera de la future loi sur l’énergie et le climat devra donc intégrer les nouvelles orientations concernant l’avenir de la filière nucléaire.
2. Stéphanie : Mais quelles sont les raisons qui expliquent ce virage à 180 degrés de la politique énergétique française et cette volonté de finalement relancer la filière nucléaire ?
Patrice : Rappelons tout d’abord que la décision française s’inscrit à rebours de la stratégie énergétique suivie par d’autres Etats européens, en particulier l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou la Suisse qui ont décidé, en 2011, après l’accident de Fukushima (au Japon) de sortir définitivement de l’énergie nucléaire. Alors que trouve-on à l’origine de la décision prise par la France de relancer la filière ? Deux raisons principales. La première est que, comme au milieu des années 1970, la France est confrontée à une crise énergétique majeure. La guerre en Ukraine a provoqué une hausse des prix de l’énergie et relancé du même coup, dans de nombreux pays, le débat sur l’indépendance énergétique. Cette crise a été aggravée en France par l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire, en raison de problèmes de corrosion nécessitant des opérations longues de maintenance. Cet arrêt prolongé de plusieurs réacteurs a fait baisser la production d’électricité à son plus bas niveau depuis 1988.
[Intervention 2. Stéphanie : Et quelle est la seconde raison ?]
Patrice : La seconde raison, c’est le défi considérable posé par la lutte contre le changement climatique. La France s’est dotée d’une stratégie pour l’énergie et le climat (SFEC) qui définit la feuille de route du pays pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Cette stratégie comprend plusieurs volets notamment la PPE - dont nous venons de parler – mais aussi la stratégie nationale bas carbone. Cette dernière est, elle aussi, comme la PPE, révisée tous les 5 ans. La prochaine version de la stratégie nationale bas carbone, la 3e depuis son adoption en 2015, devra intégrer à la feuille de route de la France un objectif supplémentaire ambitieux qui a été fixé par la Commission européenne, en juillet 2021, de réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030 (par rapport à 1990).
[Intervention 3. Stéphanie : L’énergie nucléaire présentant l’avantage d’émettre peu de dioxyde de carbone, ce serait donc une solution efficace au regard des objectifs de cette stratégie, c’est cela Patrice ?]
Patrice : En effet, doter le pays de nouvelles capacités nucléaires pourrait permettre à la fois de couvrir nos besoins en électricité et d’atteindre nos objectifs en termes de lutte contre le changement climatique.
[Intervention 4. Stéphanie : D’autant plus que la décarbonation de l’économie va nécessiter une diminution drastique de la consommation d’énergies fossiles dans les domaines du logement, des transports et de l’industrie et leur remplacement par de l’énergie électrique, n’est-ce pas Patrice ?]
Patrice : Oui ! La France va être confrontée à une électrification massive des usages dans tous les secteurs émetteurs de dioxyde de carbone, et cela dans un temps très court. Depuis une quinzaine d’années, la consommation d’électricité stagnait, mais les experts estiment dorénavant qu’elle pourrait doubler d’ici à 2050. Afin de couvrir l’ensemble des besoins en électricité, la France va devoir, selon les estimations, être en mesure de produire jusqu’à 60-65 % d’électricité de plus qu’aujourd’hui. Le projet de l’exécutif est donc de relancer la filière nucléaire tout en accélérant le développement des énergies renouvelables, dont la part dans le mix électrique reste encore insuffisante.
3. Stéphanie : Combien la France compte-t-elle aujourd’hui de réacteurs nucléaires ?
Patrice : Le parc nucléaire français comprend actuellement 56 réacteurs - après la fermeture de Fessenheim en 2020 - répartis dans 18 centrales. A titre de comparaison, cela représente plus de la moitié de la puissance nucléaire installée au sein des 27 États de l’Union européenne. En France, la part du nucléaire dans la production d’électricité est prépondérante avec environ 70 % du total (à titre de comparaison la part de l’électricité d’origine nucléaire dans le monde est d’environ 10 %). L’Hexagone possède, avec les États-Unis qui compte 92 réacteurs, un des deux plus grands parcs nucléaires du monde. Mais en pourcentage de la population, la France est le pays le plus nucléarisé au monde. Notre pays occupe donc une place tout à fait singulière dans le paysage électronucléaire mondial.
4. Stéphanie : Vous avez fait, à propos de la crise énergétique le parallèle avec la situation qui prévalait dans les années 1970. Que s’est-il passé, au cours de ces années, pour que la France lance un programme nucléaire civil ?
Patrice : Le premier choc pétrolier en 1973 a provoqué une flambée des prix du pétrole et révélé la forte dépendance de l’économie française à cette source d’énergie. A titre d’exemple, à cette époque, les deux tiers de l’électricité française sont produits avec des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz). Afin de renforcer la souveraineté énergétique du pays, les pouvoirs publics ont alors pris la décision d’investir massivement dans le nucléaire. Le 6 mars 1974, la commande à EDF (Électricité de France) de 58 réacteurs nucléaires est annoncée par le Premier ministre, Pierre Messmer. Cette annonce constitue en réalité une accélération du programme nucléaire lancé quatre ans plus tôt avec le projet de construction de la centrale de Fessenheim.
[Intervention 5. Stéphanie : Écoutons un entretien télévisé avec Pierre Messmer, Premier ministre, datant de 1974 à propos de ce programme nucléaire civil]
ARCHIVE INA : extrait entretien avec P. Messmer
[Intervention 6. Stéphanie : La France avait acquis depuis 1945 une expertise solide en matière de nucléaire civil, n’est-ce pas ?]
Patrice : Oui ! En fait, la France avait misé très tôt, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur le développement de la recherche nucléaire, avec la création, le 18 octobre 1945, du Commissariat à l’énergie atomique (le CEA). La recherche a porté à la fois sur les aspects militaire et civil du nucléaire. Concernant le nucléaire civil, l’idée est alors, comme dans la plupart des grands pays industrialisés, d’exploiter les avantages du nucléaire pour la production d’électricité. Avant le lancement du plan « Messmer », les ingénieurs du CEA ont déjà derrière eux une vingtaine d’années d’expérience dans la construction de réacteurs nucléaires.En 1974, le plan « Messmer », qui est le fruit d’une volonté politique très forte, va servir en fait d’accélérateur. Par son ambition scientifique et industrielle hors-norme, ce plan est, à l’échelle de la France, l’équivalent de ce qu’avait été pour les Américains le lancement, dans les années 1960, du programme spatial « Apollo ».
[Intervention 7. Stéphanie : Pourtant en dépit des efforts français en R&D la technologie qui sera finalement retenue pour les réacteurs ne sera pas française mais américaine…]
Patrice : Oui ! EDF et le CEA ne sont en effet pas parvenus à mettre au point un réacteur compétitif sur le plan économique. En 1969, la décision a donc été prise de renoncer à la technologie développée en France au cours des années 1960 dite « UNGG » (pour uranium naturel-graphite-gaz) au profit du réacteur à uranium enrichi et à eau pressurisée de l’entreprise américaine Westinghouse qui coûte moins cher tout en étant plus puissant. L’ensemble des réacteurs actuellement en service en France sont issus de cette technologie achetée à Westinghouse et qui a été adaptée aux centrales françaises. Deux prototypes du dernier modèle, le réacteur pressurisé européen (EPR), équipent la centrale de Flamanville (qui n’est pas encore en service). Quant aux six réacteurs du nouveau programme, il s’agirait d’un modèle amélioré de l’EPR : l’EPR2.
[Intervention 8. Stéphanie : Quel a été le coût du programme électronucléaire français ?]
Patrice : Selon un calcul de la Cour des Comptes, réalisé il y a une dizaine d’années, le coût du programme a été considérable environ 93 milliards d’euros pour 58 réacteurs. Mais contrairement à d’autres grands projets industriels, dont les coûts sont à la fin beaucoup plus élevés que ce qui est prévu au départ, ceux du programme nucléaire ont été multipliés par moins de deux par rapport au budget initial.
5. Stéphanie : Comment EDF a-t-elle réussi à répondre dans les délais à un programme de construction d’une telle ampleur ?
Patrice : C’est grâce à une organisation industrielle parfaitement huilée reposant sur la standardisation des procédés et la capitalisation des améliorations au fil des chantiers que le plan a pu être exécuté. En l’espace d’une vingtaine d’années, de 1978 à 2002, EDF est parvenue à mettre en service 58 réacteurs à un rythme soutenu. L’essentiel du parc actuel a été installé entre 1980 et 1990 et la dernière centrale du programme a été mise en service en 2002. Quant à la production nette d’électricité nucléaire, elle est passée de 15 TWh en 1973 à 400 TWh en 2000, avant de décroître ces dernières années (rappelons qu’un terawatt-heure est égal à 1 milliard de KW-heure).
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