Le "soft power" de l’Union européenne

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Par : Marion Gaillard - Diplômée de l’IEP de Paris, docteur en histoire

Depuis la fin de la Guerre froide, le concept de soft power, mis en avant par l’Américain Joseph Nye, a beaucoup été utilisé pour caractériser la puissance de l’Union européenne. Celle-ci dispose en effet d’une « puissance douce » qui s’exprime de différentes manières.

Un poids commercial qui donne à l’UE un pouvoir de négociation

Tout d’abord, par la force de son marché unique de 500 millions d’habitants plutôt aisés, elle est capable d’exporter ses normes au-delà de ses frontières. Ainsi, la Commission européenne a pu condamner à plusieurs reprises Microsoft et Google pour abus de position dominante. Elle a ainsi infligé en juillet 2018 une amende record de 4,34 milliards d’euros à cette dernière entreprise, accusée de profiter de sa position dominante sur le marché des smartphones pour imposer ses propres applications sur Android. On peut se demander comment cela est possible dans la mesure où les États-Unis disposent eux-mêmes de règles de concurrence. Cela s’explique tout simplement par le fait que toute entreprise, même extra-européenne, a intérêt à respecter les règles de l’UE si elle veut avoir accès à ce marché convoité. De la même manière, la Commission a pu empêcher en 2000 la fusion entre General Electric et Honeywell, deux entreprises américaines dont le rapprochement avait été validé par les autorités de concurrence des États-Unis. La perspective de se voir privés de l’accès au marché européen a poussé les dirigeants de ces deux entreprises à renoncer à leur projet de fusion. Ainsi, les règles de la politique de concurrence de l’UE semblent en mesure de s’imposer en dehors de son périmètre géographique.

Par ailleurs, et pour les mêmes raisons, de plus en plus d’agriculteurs américains cherchent à répondre aux exigences de la PAC en termes de sécurité alimentaire, et nombre d’entreprises extra-européennes se plient aux réglementations de la directive REACH de 2007 sur les produits chimiques. Avoir réussi à fonder un grand marché intérieur aux normes unifiées représente dès lors un atout indéniable pour les Européens qui parviennent, par ce biais, à influencer leurs partenaires commerciaux et à exporter leurs normes juridiques.

Il en va de même de la politique commerciale commune qui a permis à la Communauté puis à l’Union d’aboutir, lors des négociations du GATT puis de l’OMC, à des compromis que les pays pris séparément n’auraient sans doute pas obtenus. Là encore, le poids du marché européen a joué en faveur de l’UE et lui a donné une puissance de négociation commerciale importante. On peut citer à cet égard l’exemple de l’accord d’autolimitation des exportations automobiles du Japon vers la Communauté dans les années 1980, ou encore l’exclusion des biens culturels des accords du GATT en 1993. Alors que les États-Unis voulaient appliquer à la culture les règles de concurrence du GATT et ainsi interdire les subventions publiques ou les quotas de diffusion d’œuvres nationales, la France, à la pointe de ce combat, a réussi à rallier ses partenaires européens et à faire de cette bataille celle de l’UE tout entière dans le cadre de la politique commerciale. C’est cette solidarité et le fait que l’Europe a parlé d’une seule voix qui ont permis d’aboutir à cette « exception culturelle ».

Une politique d’élargissement qui favorise la démocratisation

En outre, l’UE dispose d’une capacité remarquable à influencer la gouvernance des pays candidats à l’adhésion. À travers les critères de Copenhague énoncés en 1993 (avoir une économie de marché stable capable de soutenir la concurrence ; disposer d’un régime démocratique respectant l’état de droit ; reprendre l’acquis communautaire), l’UE impose à ses futurs membres des standards démocratiques élevés, garantissant notamment les droits des minorités et des femmes, la non-discrimination ou l’abolition de la peine de mort.

Les pays de l’Est, qui ont souhaité adhérer à l’Union après la chute des régimes communistes, ont ainsi dû adopter les normes démocratiques de leurs voisins de l’Ouest et signer entre eux des accords de respect de leurs minorités respectives, ce qui a été un facteur essentiel de la stabilisation de cette région aux populations enchevêtrées depuis le tracé des frontières issu de la Première Guerre mondiale.

La Turquie, quant à elle, candidate reconnue depuis 1999, a lancé au début des années 2000 de profondes réformes : abolition de la peine de mort et de la torture, mais aussi reconnaissance de la minorité kurde et de son droit à parler sa langue. C’est d’ailleurs sous la pression de l’UE qu’en 2002 le gouvernement turc a commué la peine de mort du leader kurde Abdullah Öcalan prononcée en 1999. Cependant, depuis une dizaine d’années, la perspective de l’adhésion de la Turquie s’éloigne du fait d’erreurs des deux parties et de l’évolution politique intérieure du pays, le gouvernement actuel répondant de moins en moins aux critères d’entrée dans l’UE. Enfin, dans la perspective de son adhésion, la Croatie a dû notamment faire preuve d’une meilleure coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ce qui a facilité la capture en décembre 2005 d’un des criminels les plus recherchés de l’ex-Yougoslavie, le général croate Ante Gotovina, condamné en 2011 puis acquitté en appel en novembre 2012.

Dès lors, la politique d’élargissement de l’UE est sans doute le maillon le plus efficace de sa politique étrangère. Elle lui permet de favoriser la démocratisation et la pacification de son pourtour et de modifier substantiellement la gouvernance de ses voisins. Pour autant, une limite géographique existe à cette « puissance-influence » dans la mesure où elle ne peut s’exercer que sur les pays ayant vocation à rejoindre un jour l’UE mais ne peut pas avoir d’impact sur des États plus éloignés, tels la Russie ou la Corée du Nord, par exemple.

Enfin, on constate que si les critères politiques pour adhérer sont un facteur de démocratisation, certains pays membres se réclament aujourd'hui de l’“illibéralisme” (Hongrie, Pologne), montrant ainsi la difficulté de l’UE à faire respecter ses valeurs dans ses propres rangs.

En revanche, sa capacité à exporter ses règles économiques ou sanitaires est mondiale et concerne tous les États ou entreprises commerçant avec elle.

Des acquis à préserver malgré la crise

Néanmoins, la crise de la dette qui ébranle l’euro depuis 2010 est de nature à nuire à l’image de l’UE et à saper la confiance de ses citoyens et du reste du monde dans le projet européen. La crise sociale qui a accompagné la tempête économique et budgétaire, et continue à peser sur les sociétés européennes, a fait monter partout le rejet de l’Union et les contestations contre sa politique. Tout cela peut réduire son influence sur la scène internationale, fondée notamment sur la réussite d’un nouveau modèle d’intégration régionale et la création d’une monnaie unique forte. L’euro était en effet devenu, avant la crise, une monnaie stable, crédible et plus forte que le dollar, même si ce dernier demeurait la première monnaie d’échange et de réserve. La crise de la dette a balayé la confiance qu’inspirait jusque-là aux marchés financiers la devise européenne et il est certain que le soft power européen en a souffert. Si l’euro semble s’être à nouveau stabilisé, son cours n’a pas retrouvé les niveaux d’avant la crise, pour autant que cela ait été souhaitable du point de vue des exportations de la zone euro.

La crise n’a cependant pas empêché les règles du marché unique de continuer à s’exporter. En mai 2018, l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD) définitivement adopté en 2016 permet ainsi à l’Union de protéger ses citoyens contre les pratiques abusives des géants du Net, y compris les grandes entreprises américaines qui se voient contraintes de le respecter pour pouvoir poursuivre leurs activités au sein de l’UE. Par ailleurs, des voix s’élèvent désormais aux États-Unis même pour demander l’adoption d’une loi similaire pour protéger les citoyens américains. Ceci correspond bien à la “puissance normative” décrite par le politologue Zaki Laïdi en 2005 (La norme sans la force) et fait de l’UE un modèle dans un domaine essentiel pour les droits des populations. L’Union doit donc aujourd'hui tout faire pour préserver les acquis d’un processus de construction européenne qui lui offre de nombreux atouts au plan international.

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