Image principale 1
Image principale 1
© Linus / Stock-adobe.com

S'informer à l'heure des réseaux sociaux

Temps de lecture  16 minutes

Par : Bruno Patino - Président d’Arte, ancien doyen de l’école de journalisme de Sciences Po

62% des Français s’informent aujourd’hui via les réseaux sociaux qui offrent des contenus surabondants, mais souvent partiels ou trompeurs. Une information de qualité reste pourtant indispensable pour faire vivre notre démocratie. Bruno Patino répond à quelques-unes des principales questions soulevées par ce bouleversement.

Mutation en profondeur du paysage médiatique et de notre rapport à l’information

Comment la sphère médiatique a-t-elle changé avec l’avènement des réseaux sociaux ? 

Tout d’abord, nous faisons un premier constat : avec l’essor d’internet et des réseaux sociaux, nous assistons à des changements d’usages profonds. Les gens ne s’informent plus de la même façon qu’avant. Aujourd’hui, pour s’informer, les Français utilisent en moyenne 8,3 canaux différents, et de manière quotidienne, 62 % des Français s’informent via les réseaux sociaux, et c’est d’autant plus le cas chez les plus jeunes générations (Guénaëlle Gault, David Medioni, Enquête "Les Français et la fatigue informationnelle", L’ObSoCo, Fondation Jean-Jaurès, ARTE, juin 2022).

Au-delà des usages, nous faisons aussi face à une transformation de la structure de l’information. Deux changements majeurs sont observés. D’abord, c’est la fin des silos, que l’on pourrait appeler le "grand mix", car un réseau social est avant tout un mélange de tous les contextes et de toutes les cultures. Avant l’essor des réseaux sociaux, chaque univers médiatique avait son code de conversation. Aujourd’hui, l’opinion, l’information sérieuse et la désinformation se retrouvent mélangés et gérés par les algorithmes ; il n’y a plus aucune hiérarchisation ni distinction des contenus. C’est un véritable enjeu pour les journalistes, car c’est la fin du contexte et cela provoque beaucoup de confusion quant à la réception des messages.

Ensuite, c’est aussi la fin de la linéarité. Auparavant, nous étions dans un système plus classique, où un événement menait à la production d’informations, par des journalistes professionnels, ensuite exposées au public. Avec les réseaux sociaux, tout ce système s’écroule car le public peut agir sur la distribution, en partageant des informations par exemple, et même sur la production en postant sur les réseaux sociaux des éléments qui pourront être repris par des journalistes.

Dans ce cadre tout à fait nouveau, continuer à informer est donc un réel défi, dans un espace public qui n’est plus contextualisé et qui fait face à une surabondance de messages.

Pour moi, il est absolument essentiel que les journalistes affirment leur rôle et leur responsabilité pour bâtir une relation de confiance avec les citoyens dans ce nouvel espace public. Cela passe par un rappel constant de ce qu’est une information, et de la différence qu’il y a entre une information et un message. La distinction est assez simple : on considère que pour devenir une véritable information, un message doit être vérifié, indépendant et que l’auteur du message doit être responsable de sa production. L’information et la confiance constituent un drôle de couple : l’information produit de la confiance, mais sans confiance, elle n’est pas recevable. Il est donc essentiel que la responsabilité des médias soit engagée.

Il me paraît également indispensable que les médias ne participent pas à cette accélération provoquée par les réseaux sociaux, qui épuise le public et l’amène à ne plus s’informer. Les notifications incessantes que nous recevons tous sur nos smartphones en sont un bon exemple. Nous sommes assaillis de messages, complètement sortis de leur contexte, que nous ne regardons même plus. Je suis convaincu qu’il est du devoir des journalistes de ralentir le rythme, d’expliquer, de permettre aux citoyens de prendre le recul nécessaire à la compréhension du monde qui les entoure.

C’est, en tout cas, ce qu’Arte tente de faire en devenant un label de confiance dans un monde de défiance. Notre rôle est d’informer sur le temps long, de donner des clés de compréhension, d’ouvrir sur le monde grâce à des récits, et de ne surtout pas sursolliciter le public. Nous avons notamment lancé au printemps une nouvelle tranche d’accueil intitulée 19.21, qui cherche justement, avec des programmes comme "Le Dessous des cartes" ou "Le Dessous des images", à aider notre public à comprendre ce qui se passe autour de lui, sans le bombarder d’informations, mais en l’éclairant et en analysant les grands enjeux de nos sociétés.

Il ne s’agit pas de le faire seulement à l’antenne, car une partie du public a délaissé ce médium. En réaction à ce désintérêt, dès les années 2000, la presse, et notamment Lemonde.fr, puis plus tard la télévision et la radio ont été obligées d’aller vers le numérique pour toucher le plus large public possible. Arte a été pionnière dans ce domaine en proposant ses programmes en replay dès 2007, puis en construisant un bouquet de propositions éditoriales avec sa chaîne linéaire, sa plateforme arte.tv et ses chaînes sociales. Et cela fonctionne ; les contenus de la chaîne ont été visionnés plus de deux milliards de fois sur internet en 2022, et Arte compte près de 25 millions d’abonnés sur les chaînes sociales, notamment sur YouTube où la chaîne touche une population plus jeune, intéressée par les documentaires et les éclairages proposés.

Nous avons toujours en tête que les usages évoluent rapidement et que ce bouquet doit sans cesse se réinventer et innover. Nous sommes donc très attentifs aux nouvelles pratiques qui se développent, pour pouvoir informer toujours plus largement, via les canaux que les gens utilisent.

Où commence et où s’arrête le pouvoir des médias ? Quelle est leur influence sur la société mais aussi sur l’action du gouvernement ?

Depuis le siècle des Lumières, l’information est, par essence, un progrès pour l’être humain car elle permet l’émancipation et rehausse notre capacité d’action. Au niveau individuel, elle permet de nous positionner par rapport au monde et nous donne des outils pour agir en tant que citoyen. Au niveau collectif, elle structure l’espace public et façonne l’agenda. Pour expliquer cette notion simplement, les journalistes font le tri dans les événements pour mettre en avant ce qui semble important pour la communauté. Ils ouvrent donc la discussion qui permet ensuite aux forces publiques de s’organiser autour d’un certain nombre de propositions ou de thèmes.

Et si l’on reprend rapidement l’histoire du journalisme, les années 1860-1870, et plus largement la fin du XXe siècle, voire au début du XXIe siècle, ont été marquées par le journalisme de masse. Pour des raisons techniques et économiques, on envoyait le même message à tout le monde. Mais avec les médias électroniques, la masse a été remplacée par la multitude. Et cette multitude est bien plus difficile à aborder pour les journalistes.

Or, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, les journalistes sont depuis toujours un contre-pouvoir absolument nécessaire. En témoigne un exemple, certes un peu daté, mais toujours aussi pertinent : celui de l’enquête de deux journalistes du Washington Post, qui ont mis en lumière l’affaire du Watergate – d’ailleurs très bien retracée dans le film Les Hommes du président, d’Alan J. Pakula – ayant mené à la démission de Richard Nixon en 1974.

Aujourd’hui, la multiplication des messages rend plus difficile la transmission des informations. Quand une enquête était publiée dans un grand journal national dans les années 1970, celle-ci pouvait facilement être lue, "découverte" par les citoyens, car le nombre de sources d’information était limité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les médias doivent effectuer un travail supplémentaire, après la publication de l’information, pour s’assurer qu’elle atteigne bien le public dans cet univers de surabondance et où l’algorithme fait loi.

Le modèle économique des réseaux sociaux

La voix des médias "classiques" (presse, radio, télévision) est-elle aussi audible qu’auparavant ?

Je pense que cette question ne concerne pas seulement la voix des médias "classiques". Il s’agit d’un phénomène plus large. C’est tout simplement la voix de l’information qui n’est plus aussi audible, car il y a un élément tout à fait essentiel que nous n’avons pas encore abordé, c’est le modèle économique des réseaux sociaux. Et ce modèle, c’est celui de l’économie de l’attention. Il a été théorisé, dans le secteur des médias, la première fois en 1969 dans un papier du chercheur Herbert Simon, de l’université Carnegie-Mellon. Ce dernier expliquait alors que les médias cherchent à capter au maximum l’attention pour pouvoir vendre le plus de publicité possible, car c’est leur modèle économique.

C’est exactement le même phénomène avec les réseaux sociaux. Chaque réseau essaie de monopoliser l’attention du public, pour accroître ses revenus publicitaires. Et dans le domaine de l’information, cela signifie que les messages vont être classés suivant leur efficacité économique. L’algorithme amplifie ou accélère la distribution des informations qui sont capables d’attirer l’attention.

Pour faire une métaphore sportive, il faut imaginer qu’autrefois, la distribution d’une information était une course dans un stade qui lui était réservée. La consigne était la suivante : dans ce marché de l’information, les messages d’information étaient en compétition les uns avec les autres. Mais aujourd’hui, ceux-ci sont mélangés avec des messages de toute nature. Et, de surcroît, l’organisateur de la course pousse dans le dos certains messages et en retient d’autres par le maillot. Or les messages poussés seront les plus émotionnels, les plus outranciers, ce qui va jusqu’à donner un avantage aux messages de désinformation.

Quels dangers cette perte d’influence de la voix journalistique représente-t-elle pour la démocratie ?

Je dirais déjà que l’on constate plusieurs phénomènes assez inquiétants concernant l’information. Nous avons réalisé à l’automne dernier chez Arte une étude avec la Fondation Jean Jaurès autour de la manière dont les Français s’informent, et ce qui en est principalement ressorti est un phénomène de fatigue informationnelle. 53% des Français souffriraient de fatigue informationnelle. Perdues face à l’inflation de messages qu’elles reçoivent, de plus en plus de personnes limitent, voire cessent, leur consommation d’informations. 69% des Français disent qu’ils évitent activement l’information, souvent, parfois, ou occasionnellement (Digital News Report 2022, Reuters Institute).

À cet égard, dans mon dernier ouvrage, S’informer, à quoi bon ?, je m’interroge sur l’existence d’une loi des rendements décroissants de l’information. J’utilise ainsi la métaphore assez simple de la mousse au chocolat qui consiste à dire que plus j’en mange, plus je suis satisfait, mais à partir d’une certaine quantité je commence à en être écœuré, et, si je continue, je finirai par vomir. C’est exactement ce que les études sur la fatigue émotionnelle nous montrent.

Ensuite, il y a un réel problème de défiance vis-à-vis des médias. C’est le cas dans de nombreux pays, mais ce phénomène est particulièrement notable en France. En 2022, seulement 29% des Français disent faire confiance aux médias, et ce chiffre baisse chaque année (Digital News Report 2022, Reuters Institute).

Il y a, de toute évidence, une très forte corrélation entre confiance envers les médias d’information et confiance envers les institutions. Et on se rend compte, à travers les différents baromètres de confiance, que cette dernière s’effondre partout. Il y a quelques années encore, d’un point de vue journalistique, on observait des refuges de confiance. C’est-à-dire que cette confiance se reportait une année sur les médias, une autre année sur les entreprises, et ainsi de suite. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui ; nous faisons face à une défiance généralisée. Pourtant, je suis persuadé que l’information est la base de la confiance. Et si vous n’avez pas confiance en l’information, vous n’avez pas confiance dans les institutions. Or si vous n’avez pas confiance dans les institutions, à qui faites-vous confiance ?

C’était déjà, dans un tout autre contexte, ce qu’expliquait Alexis de Tocqueville, au milieu du XIXe siècle, en ces termes (Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1858, réédition Robert Laffont, collection Quarto p. 951) : "Les hommes n’y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n’y sont que trop enclins à se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n’envisager qu’eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part : il les isole ; ils se refroidissaient les uns pour les autres : il les glace."

Et je pense que cette analyse est toujours d’actualité. Si les citoyens n’ont plus de sujets d’intérêt commun, plus de liens et que chacun est enfermé dans ses propres récits, alors c’est un danger pour notre démocratie.

La démarche pour bien s'informer

Comment bien s’informer aujourd’hui dans ce foisonnement d’informations ?

Il y a, me semble-t-il, une chose importante que nous oublions avec les réseaux sociaux : nous avons l’impression que le flux de messages est tel que nous serons dans tous les cas informés, que l’information la plus essentielle arrivera jusqu’à nous, même si nous n’allons pas la chercher activement. Mais je suis convaincu que ce n’est pas le cas, que s’informer demande un certain effort, et que penser que l’information importante finira forcément par nous parvenir est une erreur. Ce constat est alarmant, à la fois pour l’individu, mais surtout, comme je l’expliquais précédemment, gravissime pour la collectivité.

Ce que j’essaie en particulier de démontrer, c’est qu’il faut aujourd’hui faire preuve de discernement et utiliser son jugement critique face à ce flot incessant de messages. Je reprends souvent un exemple de la série En thérapie, coproduite par Arte. Dans la deuxième saison, Robin, un adolescent, semble développer une grande anxiété face à la Covid. Et, lors d’une des séances, il se tourne vers le docteur Dayan pour lui demander de valider ou d’invalider des informations contradictoires qu’il entend au sujet de la pandémie. Et la réponse du Dr Dayan illustre parfaitement mes propos. Il répond à l’adolescent de faire preuve de discernement, de faire confiance à la capacité de son esprit de juger clairement et sainement les choses, en précisant que ce discernement doit, pour être efficace, ne pas se limiter au message, mais concerner l’émetteur du message, la source. Quel que soit l’usage, ce qui compte, ce n’est pas l’outil (un ordinateur portable, une imprimante, etc.) ni l’interface (Facebook, Twitter, TikTok, YouTube, etc.), mais la source. "Je l’ai lu sur Twitter" ne veut rien dire. "Je l’ai lu sur le compte de l’Agence France Presse ou sur celui de l’Associated Press sur Twitter" est différent.

La voix des médias est-elle parfois contrainte ? Le cas échéant, par quels autres pouvoirs ou instances ?

Je dirai qu’à l’échelle de la France, la liberté de la presse est une valeur tout à fait essentielle et, si la voix des médias est parfois contrainte, c’est, comme expliqué précédemment, plus dans sa capacité à atteindre sa cible, que dans la publication même de l’information. L’indépendance des médias doit cependant toujours être dans un coin de notre tête, car je suis convaincu que certaines garanties de l’indépendance et de la liberté de l’information peuvent vite être remises en cause.

Mais, pour moi, l’un des dangers majeurs pour la démocratie que nous nous devons d’évoquer est celui de ce que j’appelle la guerre des récits, d’autant plus marquante depuis le 24 février 2022, dans un espace public où tout le monde se croit prophète et, dans le même temps, doute de tous et de tout. La guerre menée par la Russie en Ukraine est une illustration parfaite de cette guerre des récits : il s’agit, pour le Kremlin, d’utiliser l’ensemble des réseaux pour combattre chaque histoire, et remettre en question chaque fait recueilli sur le terrain par les journalistes. Les cadavres ukrainiens deviennent par exemple des acteurs payés, les bombardements russes des incendies volontairement déclenchés par les militaires ukrainiens pour émouvoir l’opinion occidentale. Cela en devient même une guerre des réalités. La voix des médias est freinée par des visions du monde, des réalités totalement différentes et irréconciliables, où la vérité même des faits est remise en cause, et non uniquement leur interprétation.

Et ces enjeux encouragent Arte, encore davantage dans son développement à l’échelle européenne, à permettre un accès à une information fiable et de qualité sur l’ensemble du continent européen.

Cet article est extrait de