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L’Afrique face à de multiples défis

Temps de lecture  23 minutes

Par : Cheikh Tidiane Gadio - Vice-président de l’Assemblée nationale du Sénégal et président de l’Institut panafricain de stratégies (paix-sécurité-gouvernance) et Lionel Zinsou - Économiste, ancien Premier ministre du Bénin.

Marqué par sa diversité, le continent africain doit faire face à d’importants défis. Les transformations impulsées par la croissance démographique, l’urbanisation et les nouvelles technologies y coïncident avec les effets du changement climatique, les crises géopolitiques et les nouvelles rivalités stratégiques.

Quelles politiques devraient être mises en œuvre de façon prioritaire pour répondre aux besoins de la jeunesse africaine ?

Lionel Zinsou

– Contrairement aux idées reçues, les mouvements migratoires qui partent de l’Afrique ne sont pas tous des mouvements liés à la misère. La mobilité des populations s’accroît avec le développement. Regardez ce qui s’est passé pour la Chine : la progression spectaculaire de la population chinoise vivant à l'extérieur de la Chine (expatriés, travailleurs, étudiants…) a accompagné depuis trente ans la formidable croissance du pays.
Les mouvements migratoires ne sont pas corrélés à la misère mais au développement. Or, là encore, contrairement aux idées reçues, la croissance démographique de l’Afrique ne constitue pas un frein à son développement. La fécondité baisse partout, tandis que l'espérance de vie progresse très rapidement.

Contrairement aux idées reçues, les mouvements migratoires qui partent de l’Afrique ne sont pas des mouvements liés à la misère.

La Tunisie a désormais des indicateurs démographiques proches de ceux de la France, avec un taux de renouvellement naturel inférieur à 2%. Pourtant la population tunisienne augmente tous les ans, et ce pour une raison très simple : les progrès en matière de santé publique et d’éducation sont tels que l’espérance de vie y augmente continument. Les populations de certains pays d’Afrique centrale gagnent actuellement un an d'espérance de vie par an. Pourtant, en Europe, la corrélation entre migration et développement reste impossible à faire entendre. Il faut développer le continent africain pour y réduire l'extrême pauvreté avant de se poser la question de savoir si les Africains continueront à traverser la Méditerranée.
La part croissante de la jeunesse dans la population africaine est une réalité bien concrète. 60% des Africains ont moins de 24 ans. Au Bénin, l’âge moyen de la population est de 17 ans et demi. Or ces jeunes sont de plus en plus formés et donc de moins en moins attirés par le secteur informel dans lequel beaucoup de leurs ainés travaillent.
L'agriculture, qui représente 50% de la population active et 25% du PIB, offre des emplois difficiles, de plus en plus rejetés par les jeunes qualifiés et diplômés. C’est donc parmi les jeunes les plus éduqués que l’on trouve le taux de chômage le plus élevé. En Afrique, si vous avez le niveau du certificat d'études, vous avez une chance d'être mal employé, mais d'être employé quand même, alors que si vous avez un diplôme supérieur de physique, vous n’avez aucune chance de trouver un emploi à la hauteur de votre qualification. D’où cette volonté de la jeunesse éduquée de vouloir aller trouver des emplois ailleurs, notamment en Europe.
Dans tous les pays africains, les opinions publiques rejettent la responsabilité de cette situation sur leurs gouvernements qui ne feraient pas les efforts nécessaires pour créer des emplois pour la jeunesse et favoriser des politiques inclusives. En plus d’être qualifiés et éduqués, les jeunes Africains sont désormais de plus en plus connectés et ils ont donc une forte conscience de ce que pourraient être leurs droits et leur avenir ailleurs.
    Un autre cliché voudrait que le système éducatif soit mal adapté aux besoins des économies. Les jeunes psychologues, sociologues, philosophes, économistes formés dans les universités africaines seraient pléthore alors que les économies africaines nécessitent avant tout des techniciens et des ingénieurs. Or, en Afrique, la croissance économique est largement supérieure à la croissance démographique, ce qui permet en théorie de redistribuer les revenus et de sortir de la pauvreté.
Mais cette croissance est essentiellement capitalistique, intensive en capital et non en travail. Dit autrement, les États africains investissent essentiellement dans les secteurs qui génèrent peu d'emploi. Il se crée davantage d'emplois dans les secteurs des banques, des services financiers ou des énergies que dans l'agriculture. Je ne plaide évidemment pas pour un retour des jeunes à la terre. Quand l'agriculture progresse, elle fait de tels gains de productivité qu'elle détruit des emplois. Pour qu'elle génère davantage d’emplois, notamment qualifiés, le secteur doit apprendre à maîtriser l'eau, l'électricité et la chaîne du froid et posséder les infrastructures routières adéquates pour transporter la production. Actuellement, en l’absence de tous ces moyens, une part considérable de la production agricole est perdue. Lors de la saison des pluies notamment, les produits agricoles pourrissent en grand nombre faute de pouvoir être acheminés à temps vers les centres de consommation.

Cheikh Tidiane Gadio

– L’Afrique est le continent le plus jeune au monde. Mais au lieu d’en faire un atout et la première ressource du continent, le débat sur la croissance démographique « fulgurante » de l’Afrique demeure essentiellement anxiogène. Avec un milliard de jeunes, soit deux milliards de bras, l’Afrique peut aisément soulever des montagnes et notamment se transformer en grenier du monde. L’agriculture africaine pourrait en effet sauver le continent si les dirigeants africains étaient des visionnaires dotés de solides stratégies de mutualisation et de développement.
Avec des ressources hydriques inestimables, des forêts gigantesques comme au Congo ou au Gabon, des terres arables d’une superficie incommensurable, un potentiel en irrigation illimité, des milliards de bras disponibles, la possibilité d’obtenir deux récoltes par année du fait de l’alternance climatique due à l’équateur, l’Afrique pourrait et devrait être auto-suffisante en fruits, en légumes et en céréales. Elle ne devrait plus dépendre d’un petit pays européen aujourd’hui en guerre, l’Ukraine, comme c’est actuellement le cas.

Y a-t-il un risque de déstabilisation des États par les groupes islamistes ?

Lionel Zinsou

– Cette question concerne avant tout l’Afrique de l’Ouest, puisque le risque d’effet domino y est plus directement menaçant. La question est moins présente dans d’autres parties du continent. Où se trouvent essentiellement les terroristes ? Les principaux foyers courent le long d’une diagonale qui s’étend du Maghreb et de la Mauritanie, à l’ouest, jusqu'au Kenya et au Mozambique, à l’est.
En Afrique de l’Ouest, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont perdu une partie du contrôle de leurs territoire et des pays côtiers, notamment le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire, pourraient se retrouver sur la ligne de front. La zone dite des trois frontières – située entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso – constitue notamment un espace qui échappe totalement au contrôle des États, en particulier la région de Tillabéri [au sud-ouest du Niger], province frontalière entre le Niger et le Mali. Cette région a également une frontière avec le Bénin, matérialisée par le fleuve Niger. Or, la superficie de cette province de Tillabéri représente 90 000 km², c’est-à-dire une fois et demie la superficie du Togo et, à peu de choses près, l’équivalent de celle du Bénin. Si vous y ajoutez la bande de territoire s’étendant au sud-est du Burkina Faso, tombée aux mains jihadistes, vous avez – même si cela n’en fait pas un califat – tout un ensemble territorial qui n'est plus contrôlé par les États concernés. La capacité de projection des jihadistes y est renforcée par la présence de réseaux dormants qui, selon toute probabilité, s’étendent jusqu'aux ports côtiers et aux capitales. Le risque d’effet domino existe donc bel et bien.
L’expansion islamiste ne concerne évidemment pas toute l'Afrique, mais le risque de jonction entre mouvements jihadistes est présent en de nombreux endroits. Certains groupes organisent parfois des opérations communes, échangent des renseignements, notamment Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui est dominant au Mali ou, au Burkina Faso, la partie de Boko Haram qui s'est affiliée à l’organisation État islamique (Daech). Depuis le lac Tchad, la zone à risques s’étend au-delà du Sahel en descendant vers la province de Maiduguri [province de l’État nigérian de Borno], qui est également frontalière du Cameroun, et pénètre donc assez profondément le territoire camerounais. On y observe cependant une forme de cantonnement de la menace grâce à l’armée tchadienne, grâce également au soutien franco-américain. Fragmenté, les forces de Boko Haram ont moins d’emprise sur le territoire camerounais et le Cameroun est presque pacifié, même si ce n’est pas encore le cas du lac Tchad.
La poussée jihadiste peut être contenue dans certaines conditions mais, s’il n’y a pas un effort tant en faveur du développement local que d’une meilleure adéquation des moyens militaires de sécurité et de renseignement, le danger demeure. Est-on à la veille d’un rétablissement des califats ? Quand on observe les zones de tension actuelles et qu’on y superpose les cartes des anciennes formes institutionnelles précoloniales, celles de l'empire du Mali, de l'Empire songhaï et du califat de Sokoto, on constate effectivement un écho troublant qui pourrait un jour bousculer les frontières coloniales.

Cheikh Tidiane Gadio

– L’Internationale « jihado-terroriste » a profité du désastre créé en Libye par l’intervention irréfléchie et injustifiée de la France, du Royaume-Uni et de leurs alliés de l’OTAN en 2011, et saisi l’opportunité de cette déstabilisation des pays sahéliens pour entreprendre de déménager l’épicentre du terrorisme mondial du Moyen-Orient vers l’Afrique.
Ironie tragique de l’histoire et retour de bâton remarquable, l’OTAN et ses pays leaders qui refusaient d’écouter les appels de désespoir des Africains sur les graves conséquences de la guerre occidentale en Libye, supplient aujourd’hui ces mêmes Africains d’entendre leurs cris de désarroi devant l’agression russe en Ukraine et ses graves conséquences.
À la suite du chaos provoqué par l’OTAN en Libye, le terrorisme d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) puis de l’organisation État islamique (Daech) opérant dans le nord du Mali, zone depuis longtemps massivement envahie par les trafiquants, criminels et jihadistes, s’est diffusé jusqu’en Afrique australe et au Mozambique. Après avoir posé leurs pions dans tous les pays du Sahel, les terroristes ont opéré la jonction avec Boko Haram, qui est, rappelons-le, la plus importante organisation terroriste au monde ayant fait près de 40 000 victimes de 2009 à nos jours.
Si l’on considère les Shebabs en Somalie, au Kenya, en Ouganda, au Mozambique, les terroristes des Forces démocratiques alliées (ADF) qui opèrent dans l’est de la République démocratique du Congo, les attaques terroristes au Maroc, en Algérie, en Égypte, la perte de contrôle de pans entiers du territoire de la Libye, le désir des terroristes de conquérir une façade maritime avec les incursions au Bénin, au Togo et au Ghana, on ne peut que conclure à la gravité croissante de la menace.
Les jihado-terroristes, venus prendre leur « part d’Afrique », comme toutes les puissances extérieures au continent, planifient méticuleusement l’émergence de leur califat islamique au Sahel. Ils procèdent de manière pragmatique, selon la théorie du maillon le plus faible avec une stratégie de concentration de leurs forces et de dévastation pays par pays.
Après les tirs groupés et plusieurs offensives majeures vers le Mali, ils ont déplacé leurs opérations dans la zone dite des trois frontières, avec notamment une convergence de leurs attaques sur le Burkina Faso. Après les 50 gendarmes massacrés fin novembre 2021, ce sont ainsi près de 90 civils qui ont été les victimes en juin 2022 d’un génocide qui ne dit pas son nom. Tragiquement, dans l’indifférence presque totale des 53 autres États du continent.
Fait indéniable, aucun pays africain viable n’a émergé en soixante ans de mise en avant de la destinée individuelle de nos États. Le démantèlement du Soudan, commencé avec l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, a plongé la nouvelle entité dans l’impasse (400 000 morts, 4 millions de déplacés sur une population de 12 millions d’habitants). Les risques sont grands d’une « hyper-balkanisation » de l’Afrique.
L’Azawad, la Casamance, le prétendu Togo occidental, l’Ambazonie, les projets invraisemblables de sécession en plusieurs États du Nigeria ou de la République démocratique du Congo, prétendument « trop grands ou trop complexes à gérer », nous offrent le tableau désolant d’une Afrique qui s’émiette chaque jour davantage, refuse les unions politiques et avance telle une tortue entravée vers une prétendue intégration économique.

Quelle est la situation concernant les besoins d’infrastructures notamment en matière énergétique ?

Cheikh Tidiane Gadio

– Il est absolument nécessaire de bâtir sur le continent des infrastructures énergétiques pour un développement durable, en y favorisant surtout les formes d’énergies renouvelables – photovoltaïques, thermiques, éoliennes, hydroélectriques, géothermiques – nécessaires à la production d’électricité, de chaleur et d’hydrogène. L’exploitation des énergies fossiles ne peut désormais être envisagée sans tenir compte des contraintes nouvelles liées au réchauffement climatique et à la nécessaire transition énergétique et écologique. L’Afrique est le premier continent concerné par les impacts négatifs du réchauffement climatique provoqué par l’exploitation et l’utilisation des énergies fossiles.
Avec la seule énergie solaire, l’Afrique serait capable d’assurer son indépendance et sa souveraineté énergétiques. Elle bâtit de grands ouvrages, comme le barrage hydro-électrique dit de « la Renaissance africaine » en Éthiopie et l’oléoduc gazier géant entre le Nigeria et le Maroc desservant plusieurs pays de la côte occidentale de l’Afrique. L’impact de la construction de tels ouvrages sur le réchauffement climatique doit nécessairement être pris en compte. Les pays occidentaux ne peuvent jouer le rôle du mauvais élève qui vient dire aux Africains « ne faites pas ce que j’ai fait pour mon industrialisation en termes d’énergie, mais faites ce que je vous dis, car il en va de la survie de la planète ! ». Ce langage, qui n’a pas convaincu l’Inde et la Chine, ne risque pas de séduire l’Afrique qui doit absolument relever le pari de son industrialisation dans l’urgence, tout en se battant pour préserver son environnement.

Lionel Zinsou

– Concernant les énergies fossiles, les hydrocarbures et le charbon, l'Afrique est largement dotée, bien au-delà du niveau de sa production actuelle. L’Afrique est un continent de gisements primaires, avec en particulier des réserves de charbon très importantes qui ne sont véritablement valorisées qu’en Afrique du Sud. Si ces importantes ressources en charbon sont assez faciles à extraire, elles sont également extrêmement polluantes. Si l’Afrique faisait le choix d’un développement à la chinoise, la planète deviendrait vite invivable.
L'Afrique a également des ressources considérables en gaz, notamment au Mozambique et, plus modestement, au Sénégal et en Mauritanie. Cependant, depuis quelques années, les investissements pour la prospection et l’exploitation de ces ressources sont peu élevés car, jusqu’au conflit russo-ukrainien, le cours du pétrole et du gaz était relativement bas. Un pays comme le Nigeria, qui a une capacité de production de quatre millions de barils par jour, n'arrive pas, faute d'investissements et d’équipements technologiques suffisants, à extraire plus de deux millions de barils par jour. La production combinée de l'Angola, du Soudan du Sud et du Nigeria représente actuellement l’équivalent de celle de la Russie.

En raison de ses richesses naturelles, l’Afrique est le continent qui serait le plus facile de développer… à condition d'avoir les capitaux nécessaires.

Au Niger, la construction d’un pipeline est en cours afin d’évacuer l'or noir du pays par Cotonou. Le Niger et le Mali pourraient devenir de grands pays exportateurs d’hydrocarbures, à l’instar de la Libye et de l'Algérie, si les investissements nécessaires étaient financés. Or, la tendance actuelle de réduction de la consommation des énergies fossiles dans le monde, en raison de la lutte contre le changement climatique, entraîne partout une baisse des investissements dans les énergies fossiles au bénéfice du développement des énergies renouvelables.
Pour les Africains, il apparaît tout bonnement incroyable que les ressources en hydrocarbures dont ils sont largement dotés, et qui pourraient venir en appui de leur croissance et faire reculer la pauvreté, ne soient pas exploitées davantage, et ce alors qu’ils ne sont pas responsables du réchauffement climatique. Ils se sentent pénalisés en voyant leurs chances de développement compromises en raison des excès de la Chine, des États-Unis ou des Européens.
Les besoins en énergie de l’Afrique sont considérables, les deux tiers des ménages n'ayant pas encore accès à l'électricité. Le Bénin est par exemple si peu industrialisé que ses émissions nettes de carbone sont négatives. Il en va de même pour la République démocratique du Congo, du Congo Brazzaville, du Gabon, de la République centrafricaine…
En raison de ses richesses naturelles, l’Afrique est le continent qui serait le plus facile de développer… à condition d'avoir les capitaux nécessaires. Prenez l’immense potentiel hydraulique du continent, la construction de grands barrages en Éthiopie, au Cameroun, en République démocratique du Congo, au Sénégal pourrait servir à produire de l'hydroélectricité ou des irrigations automatiques. On estime que seulement 4% du potentiel hydraulique de l'Afrique sont à ce jour utilisés.
    Même constat en matière d’énergies solaire et éolienne. La ressource primaire est en Afrique partout abondante. Les deux zones de production d'énergie renouvelable les plus importantes du continent sont actuellement situées au Maroc, avec d’immenses parcs d'éoliennes et la centrale solaire Noor. À la différence de l’Europe qui est confrontée à de nombreux problèmes pour l’implantation des énergies renouvelables en raison notamment de la nébulosité pour le solaire ou du manque d'espace pour l’éolien, l’Afrique est un continent immense qui offre un potentiel sans limite à ces énergies. L’ensoleillement annuel y est abondant et la densité de population n’y est que de 43 habitants au kilomètre carré, soit trois à quatre fois inférieure à celle des pays de l'Union européenne. Le développement des énergies renouvelables ne demande donc que des capitaux.
Le développement de la production et de l’alimentation des pays africains en électricité constitue un immense défi pour les décennies à venir. Aujourd'hui, dans de nombreux pays d’Afrique, il faut souvent marcher plusieurs kilomètres à pied pour recharger son téléphone portable. Si l’on veut que les populations africaines accèdent plus largement à l’électricité, les pays africains doivent notamment développer une multitude de petits réseaux très décentralisés, les mini-grids. L’heure n’est plus aux grands projets d’électrification rurale qui ont tous été repoussés ou abandonnés par les gouvernements. Il est en effet désormais impensable de construire des lignes à haute tension pour amener de l'électricité dans d’innombrables villages peu peuplés. La capacité à décentraliser l’énergie devrait donc constituer ces prochaines années une révolution pour l’Afrique.

De nombreuses difficultés ont émaillé les relations entre l’Afrique et l’Europe, et notamment la France : quelle est votre analyse de la situation ?

Cheikh Tidiane Gadio

– La question est difficile. Il existe un passif historique et humain tellement lourd entre l’Europe et l’Afrique, entre la France et ses anciennes colonies notamment, que tout devient prétexte à rétropédalage et à règlements de compte. N’est-ce pas le président Mao qui disait avec raison que les contradictions mal résolues ressurgissent toujours et font encore plus de dégâts ? Il est donc urgent de refonder la relation entre l’Afrique et l’Europe sur des bases nouvelles, en revisitant de chaque côté les blessures du passé, pour les cicatriser ensemble et les refermer définitivement – afin de « pardonner sans oublier ».
Walter Rodney (1942-1980), le grand panafricaniste guyanais, nous a légué un ouvrage central qui pourrait être inséré dans le menu de la refondation de ces relations entre l’Afrique et l’Europe : How Europe Underdeveloped Africa (Comment l’Europe a sous-développé l’Afrique). Un partenariat refondé serait à n’en pas douter mutuellement bénéfique aux deux parties. Contrairement à ceux qui, en France notamment, pleurent la pureté et la virginité perdues de leur pays pris d’assaut par « le grand remplacement » arabo-africain, nos peuples et nos pays peuvent voler plus haut. Ils sont capables de plus de grandeur !
En définitive, les scènes de ménage entre l’Afrique et l’Europe sont caractéristiques de voisins qui jouant constamment à se faire peur, vivent dans un climat de suspicions permanentes, de rancœurs tenaces et d’hostilités récurrentes, alors qu’ils auraient tout intérêt à se rapprocher et à nouer un partenariat mutuellement avantageux.

Lionel Zinsou

– L'Union européenne demeure le partenaire le plus important de l'Afrique dans à peu près tous les domaines. Pris dans leur ensemble, les Vingt-Sept représentent de loin le premier partenaire du continent en matière d’échanges commerciaux, d’investissements, d’aide publique au développement, de terre d’accueil des migrants qui, en retour, transfèrent une part importante de leurs revenus (remittances)... L'influence culturelle y est aussi très importante, le français et l’anglais y étant partout généralisés à côté de l’arabe et des langues nationales comme le swahili ou l’haoussa. Du côté de la formation des élites ou des étudiants, des centres culturels, des coproductions culturelles de toutes natures, des biens d’équipement, du matériel militaire, l'Europe est partout présente.
Le 18 février 2022, lors du sixième sommet Union africaine-Union européenne, ce ne sont pas moins de 150 milliards d’euros d'aide publique au développement qui ont été promis par l’Union à l’Afrique pour les sept prochaines années, soit largement plus que les 60 milliards que les États-Unis et la Chine ont chacun promis. Les problèmes entre les pays africains et l’Union européenne, notamment au sujet des accords de partenariat (APE), sont en très grande majorité liés à des questions techniques et non politiques.
    Quant aux relations entre la France et l'Afrique francophone, elles demeurent extraordinairement passionnantes, riches et souvent du ressort de l’imaginaire. Avec les trois pays du Maghreb, la France entretient une forte relation de voisinage. Quand la pandémie de Covid-19 a affecté l’économie française, et européenne, en faisant régresser son PIB de 7%, la Tunisie, le Maroc et l’Algérie sont entrés en récession à un niveau équivalent, ce qui n’a pas été le cas des autres pays africains, sauf exception. La relation politique n'est difficile qu’avec l'Algérie pour des raisons historiques et en raison de la résistance du régime algérien aux aspirations de sa population.
Il faut néanmoins être un Africain de la zone francophone pour croire que les intérêts français se situent essentiellement en Afrique francophone. Ils sont en fait concentrés désormais sur les trois pays qui représentent ensemble 60% du PIB de l’Afrique : l’Afrique du Sud, l’Égypte, et le Nigeria.

Il faut être un Africain de la zone francophone pour croire que les intérêts français sont en Afrique francophone.

Les relations avec le Nigeria sont en particulier extrêmement fécondes, notamment depuis que la France est devenue un partenaire de poids du gouvernement nigérian dans la lutte contre le mouvement Boko Haram. En juillet 2018, le président Macron a effectué une visite historique à Lagos où il a inauguré une nouvelle Alliance française (le réseau en compte 116 en Afrique). Dans le secteur des hydrocarbures, le groupe français Total a remplacé Shell pour l’exploitation du pétrole nigérian. Les échanges commerciaux de la France avec le Nigeria, l'Afrique du Sud et l'Égypte – qui a récemment signé avec Paris un énorme contrat de fourniture de porte-hélicoptères Mistral et de chasseurs Rafale – sont supérieurs aux échanges cumulés de la France avec tous les pays africains de la zone francophone.
Et donc oui, on observe également une évolution des opinions publiques en Afrique francophone, où une partie de la jeunesse rejette l'influence française. Le sentiment anti-français est avant tout lié à la production de fake news sur les réseaux sociaux largement orchestrée et financée par trois pays : la Russie, la Turquie et l’Iran. En Afrique, les opinions publiques demeurent très diversifiées. Une manifestation anti-française dans un pays ne signifie pas que l’ensemble de la population déteste la France. Elle peut être le fait d’une petite minorité d’indignés, de panafricanistes convaincus qui en ont assez du franc CFA, de Total ou d’Auchan, de la « Françafrique ».
Contrairement aux actuelles idées reçues, le Mali reste par exemple profondément pro-français. Placée au ban de la communauté internationale, la junte militaire actuellement au pouvoir a un intérêt évident à nouer des alliances avec des pays qui la soutiennent, comme la Russie, et à faire défiler des milliers de personnes pour montrer combien la France est haïe. Je ne crois pas à un sentiment général anti-français en Afrique francophone où les populations aspirent avant tout à une véritable vraie indépendance économique et politique de leur pays. À mon sens, la Françafrique n'existe plus, mais nombreux sont ceux qui, persuadés du contraire, s’acharnent contre son ombre. Les intérêts français sont désormais ailleurs.

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