Image principale 1
Image principale 1
© Leonid - stock.adobe.com

Sommes-nous entrés dans une ère d'inflation élevée ?

Temps de lecture  14 minutes

Par : Jean-Marc Figuet - Professeur à la Bordeaux School of Economics (UMR CNRS 6060)

L'inflation est de retour ! Après une longue période d'accalmie, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont provoqué une flambée des prix, notamment de l'énergie et de l'alimentation. Cet épisode va-t-il durer ? Existent-ils d'autres facteurs sous-jacents et quels sont les moyens de lutte contre le phénomène ?

De la grande modération à la grande récession

Depuis le milieu des années 1980, les économies développées ont traversé une phase de "grande modération" pour reprendre l'expression des économistes américains Stock et Watson (2012). Cette période s'est caractérisée par une faible volatilité de la production et des prix. La croissance des économies développées a été positive et l'inflation maîtrisée. Les facteurs contributifs de cette "grande modération" semblent être les bonnes pratiques des entreprises, notamment en matière de gestion des stocks, d'externalisation et de cost cutting, les bonnes politiques, en particulier les politiques de ciblage de l'inflation par les banques centrales indépendantes et le hasard, du fait de l'absence de chocs exogènes significatifs.

La crise de 2007-2008, baptisée de "grande récession" par Reinhart et Rogoff (2009), semble avoir rebattu les cartes. Les économies, notamment en Europe, se sont enlisées dans une croissance faible au point de parler de "décennie perdue". Le vieillissement de la population, le ralentissement du progrès technique et de la productivité font craindre une stagnation séculaire. L'aplatissement de la courbe de l'inflation laisse planer le spectre de la déflation aux conséquences néfastes pour la consommation et l'investissement. En complément de la baisse des taux d'intérêt directeurs, la Réserve fédérale américaine (Fed), puis, en 2014, la Banque centrale européenne (BCE) s'engagent dans une politique monétaire d'assouplissement quantitatif complètement inédite qui s'est poursuivie avec la pandémie du coronavirus. Les banques centrales achètent de la dette publique, puis de la dette privée, pour injecter de la liquidité dans l'économie. Le marché du crédit, de la consommation et de l'investissement sont stimulés.

La menace de la déflation est certes écartée. Mais, si l'inflation est positive, elle demeure nettement inférieure à 2% par an, qui est l'objectif de la BCE, entre 2014 et 2020. En même temps, l'endettement des États, des entreprises et des ménages a nettement progressé. Selon le Fonds monétaire international (FMI), l'endettement mondial, public et privé, représente 256% du PIB fin 2020, un record. En France, la dette publique est passée de 64% du PIB en 2007 à 112% en 2021. L'endettement des ménages a plus que doublé entre 2000 et 2020, passant de 33 à 68% du PIB. Quant à celui des entreprises, il est passé de 56% à 82,1% du PIB entre 2000 et 2020. Parallèlement, l'indice du prix des logements a augmenté de 150% entre 2000 et 2021. Quant à l'indice boursier CAC40, sa valeur en novembre 2022 est revenue à celle de 2000 après un pic en 2021.

Pendant plus de trente ans, l'inflation, qui "est la perte du pouvoir d'achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix" (INSEE, 2022), a donc été largement contenue dans les économies développées. Cependant, depuis l'été 2021, les taux d'inflation repartent partout à la hausse, à un niveau nettement supérieur à l'objectif affiché par les banques centrales. Dans la zone euro, Eurostat indique que le taux d'inflation annuel en octobre 2022 est de 10,7%, bien loin des 2% désirés par la BCE. Parmi les 19 pays de la zone euro, la France est le pays subissant, pour l'instant, le taux d'inflation le plus faible (6,6%). L'explication semble résider dans le bouclier énergétique mis en place par le Gouvernement et dans la part du nucléaire dans la production d'électricité.

Pour analyser ce phénomène inédit de résurgence de l'inflation, il est impératif d'en identifier les causes et les conséquences. Les causes peuvent être conjoncturelles et/ou structurelles. Leur identification est un préalable pour envisager les moyens de lutte adéquats pour amortir les conséquences néfastes de l'inflation sur le pouvoir d'achat des ménages, l'investissement des entreprises ou encore la dynamique des économies développées.

À l'origine de l'inflation, des chocs exogènes

Entre 2020 et aujourd'hui, l'économie a subi deux chocs exogènes d'une ampleur inédite depuis les chocs pétroliers des années 1970. D'abord la crise sanitaire, puis le conflit russo-ukrainien.

La pandémie s'est accompagnée de mesures de confinement des populations qui ont comprimé la consommation des ménages et différé l'investissement des entreprises. Elles ont entraîné la fermeture des chaînes de production, la désorganisation des circuits logistiques et la contraction du commerce international. Au sortir de la crise sanitaire, la demande, très élastique (c'est-à-dire sensible par rapport au prix) à court terme, a explosé alors que l'offre, très inélastique à court terme, ne pouvait pas immédiatement répondre à ce choc positif de demande. Logiquement, l'ajustement s'est réalisé par les prix qui ont alors augmenté, en particulier ceux des matières premières. Le consensus a été de considérer que cette hausse des prix était temporaire, le temps que l'offre retrouve des conditions normales de production et que la demande retrouve son niveau structurel. Autrement dit, l'inflation était conjoncturelle et devait rapidement revenir à dynamique d'avant-crise. Dans ce contexte, les banques centrales ne devaient pas durcir leur politique monétaire mais juste attendre le rééquilibrage de l'offre et de la demande. C'est d'ailleurs ce qu'elles ont fait.

Mais la guerre entre la Russie et l'Ukraine a brutalement stoppé le rééquilibrage entre l'offre et la demande et a changé le contexte inflationniste. Le conflit s'est immédiatement traduit par une nouvelle vague de hausse de prix des matières premières. Les énergies fossiles, les métaux rares et les céréales ont vu leurs cours fortement augmenter. Le conflit s'est soldé par un choc d'offre comme conséquence des sanctions imposées à la Russie, de l'arrêt des exportations ukrainiennes et des craintes de pénurie partout dans le monde. L'incertitude relative à la fin du conflit, à la pleine réinsertion de la Russie et au rétablissement des relations économiques d'avant-crises confère à l'inflation un caractère structurel.

Les deux chocs subis par l'économie mondiale ne sont donc pas de la même nature. Au choc conjoncturel et positif de demande a succédé un choc structurel d'offre négatif : avec ainsi une demande en hausse et une offre en contraction, le choc inflationniste sur les prix ne pouvait qu'être important.

La réaction des banques centrales

L'inflation structurelle a conduit les banques centrales à mettre fin à leur politique monétaire accommodante (quantitative easing) mises en place depuis la crise des subprimes jusqu'à la crise sanitaire. Le biais longuement expansionniste de cette politique peut d'ailleurs être considéré comme une source d'inflation.

Aux États-Unis, où l'inflation est de 8,2% en octobre 2022, la Fed a ainsi relevé ses taux six fois entre mars et novembre 2022 pour porter le taux principal à 4%. Elle a parallèlement réduit la taille de son bilan par la vente d'actifs acquis pendant la crise sanitaire considérant qu'avec un chômage à 3,5%, l'économie américaine a atteint son taux de chômage naturel (c'est-à-dire son niveau minimum compte tenu des forces économiques réelles).

Dans la zone euro, la BCE a remonté trois fois ses taux entre juillet et octobre 2022. Le taux d'intérêt des opérations principales de refinancement des banques commerciales est désormais fixé à 2,25%. La BCE indique également engager un resserrement quantitatif (quantitative tightening), c'est-à-dire une réduction de la taille de son bilan, pour signifier au marché la fin de sa politique d'offre de liquidités abondantes.

L'objectif de ces remontées de taux qui, sans doute, en appelle d'autres dans les mois à venir, est de lutter contre l'inflation et permettre aux banques centrales d'atteindre leur objectif d'inflation de 2% par an : la hausse des taux devrait freiner l'activité de crédit des banques, inciter la formation de l'épargne pour ainsi réduire la vitesse de circulation de l'argent au sein des économiques et finalement ralentir la hausse des prix. La réalisation de cet objectif n'est pas immédiate. La BCE estime qu'en l'absence de nouveau choc, l'inflation moyenne dans la zone euro passera de 8,1% en 2022 à 5,5% en 2023 puis 2,3% en 2024.

C'est une tâche d'équilibriste pour les banques centrales, car ces hausses de taux ne sont pas sans risque. En effet, elles risquent de freiner la croissance économique déjà ralentie par le conflit russo-ukrainien, et donc dégrader le marché de l'emploi, par la contraction du marché du crédit. Ainsi, la BCE prévoit une croissance de 3,1% en 2022 puis de 0,9% en 2023. En zone euro se pose un problème supplémentaire de fragmentation des dettes souveraines. Avec la perspective du resserrement quantitatif, les primes de risque des pays de la zone euro, quasi-nulles pendant la période de quantitative easing, deviennent positives et commencent à diverger sensiblement, ce qui pose la question de la stabilité des dettes publiques.

Un autre risque du resserrement monétaire est son efficacité. En effet, par des hausses de taux d'intérêt, les banques centrales peuvent lutter efficacement contre l'inflation par la demande. Mais ces hausses ne permettent pas de desserrer les contraintes d'offre ou encore d'infléchir les cours mondiaux des matières premières pour freiner l'inflation par les coûts. Les augmentations de taux d'intérêt sont cependant le seul instrument à la disposition des banques centrales pour atteindre l'objectif de stabilité des prix. Elles témoignent de leur ferme volonté de combattre l'inflation. De la sorte, elles espèrent ancrer les anticipations d'inflation des agents, afin d'éviter une spirale prix-salaires, et donc la perspective d'une inflation auto-entretenue.

En effet, depuis les années 1970, la relation entre le taux de croissance des salaires nominaux et le taux de chômage, la courbe de Phillips, s'est considérablement aplatie. La perte de pouvoir de négociation des salariés réduit les pressions salariales, y compris sur un marché du travail tendu. Les salaires ne devraient donc pas augmenter au rythme de l'inflation, écartant le risque d'effets de second tour. En France, par exemple, seul le SMIC est indexé sur l'inflation. Sa hausse se diffuse certes aux autres salaires mais, avec un effet de plus en plus amorti, au fur et à mesure que l'on s'élève dans la grille des salaires. L'absence de gains de productivité dans la zone euro est un facteur supplémentaire d'une évolution des salaires plus faible que l'inflation.

Dans ce contexte inflationniste, quel rôle pour la politique budgétaire ? Elle n'a aucune incidence directe sur la lutte contre l'augmentation des prix qui est la prérogative des banques centrales. Elle doit cependant accompagner la politique monétaire pour en renforcer l'efficacité dans le cadre du policy mix. Les mesures budgétaires peuvent amortir l'impact de la composante transitoire du choc des prix de l'énergie sur les ménages vulnérables et les entreprises viables. Mais ces mesures doivent rester cohérentes avec une orientation budgétaire non expansionniste car, la poursuite d'une politique budgétaire expansionniste sera source d'inflation et viendra contrecarrer l'efficacité de la politique monétaire restrictive. Parallèlement, des réformes structurelles doivent être mises en œuvre par les États pour développer la sécurité énergétique des pays importateurs de pétrole et de gaz. Des investissements massifs sont nécessaires (les réacteurs EPR en France, par exemple) pour favoriser la transition écologique, source de croissance à long terme.

Vers une inflation durablement élevée ?

Environ 70% de l'inflation actuelle s'explique par la flambée des prix de l'énergie et des biens alimentaires. On peut anticiper que le ralentissement de la croissance économique va s'accompagner d'une baisse des prix du pétrole, du gaz et de l'ensemble des matières premières. Cette baisse devrait clamer les tensions inflationnistes. Pour autant, l'inflation de base (les 30% restants), définie par l'économiste américain Gordon (1985) comme l'évolution des prix hors prix de l'énergie et de l'alimentation, devrait rester soutenue augurant d'une période d'inflation forte contre laquelle les banques centrales devront continuer de lutter par des hausses de taux d'intérêt.

Aujourd'hui, les facteurs traditionnels, tels que les écarts de production, d'emploi ou les anticipations d'inflation, ne fournissent pas une explication satisfaisante de la dynamique de l'inflation de base. Plusieurs nouvelles explications sont avancées pour expliquer l'évolution de cette dernière. La pandémie semble avoir perturbé la demande des ménages, d'abord dirigée vers les biens durables puis vers les services à forte intensité de contacts (contact-intensive services) impliquant des pénuries de main-d'œuvre, donc des hausses de prix. Sur un marché du travail tendu, la poursuite de ces comportements est un facteur contributif d'inflation.

La crise sanitaire puis le conflit russo-ukrainien questionnent la mondialisation des biens et des services que nous connaissons depuis le début des années 1980. La division internationale du travail et les délocalisations d'entreprises concomitantes ont été de puissants vecteurs de désinflation. Ils le seront probablement moins dans un futur proche. Lors de ces deux chocs, elles ont exposé les économies développées à des phénomènes inédits de pénurie. En outre, le respect des droits de l'homme prend une place croissante dans le débat public. La condition des travailleurs dans les pays du Sud ne peut être éludée dans la perspective d'une consommation plus responsable des pays du Nord. Une telle consommation sera probablement un facteur de hausse de l'inflation.

La géopolitique rebat également les cartes d'un ordre mondial décrété par les États-Unis et ses alliés après 1945. Compte tenu de la gamme des biens et des services consommés par les ménages et les entreprises, aucun État ne peut raisonnablement envisager un retour à l'autarcie pour assurer sa souveraineté. Néanmoins, il peut identifier des filières stratégiques dont l'autonomie et la résilience aux chocs sont vitales pour son économie. L'Europe s'est ainsi lancée dans une vaste réflexion sur son autonomie stratégique, notamment en termes d'approvisionnements, de chaînes logistiques ou de stocks de précaution. La mondialisation sans frontière ni règle devrait donc être progressivement remplacée par une mondialisation "entre amis" respectant un socle commun de valeurs politiques, économiques et sociales. Ce basculement de l'organisation de l'économie mondiale vers des logiques multidimensionnelles de proximité s'accompagnera d'une hausse des coûts de production, notamment de la main-d'œuvre, qui seront répercutés sur les prix aux consommateurs.

Enfin, l'urgence climatique et l'atteinte d'une neutralité carbone en 2050 imposent aux États d'abandonner les énergies fossiles et de produire des énergies vertes et renouvelables. La phase de transition suppose donc une taxation croissante du carbone pour modifier les comportements des agents. D'où une inévitable hausse des prix des biens et services carbonés. La phase de transition exige également des investissements lourds pour atteindre l'objectif. Le prix des intrants, à commencer par les métaux rares, devrait donc augmenter et tirer l'inflation vers le haut. La durée de cette phase de hausse de l'inflation dépendra de la vitesse à laquelle les économies migreront de l'économie "brune" vers l'économie "verte". Cette phase initiale devrait être suivie d'une baisse de l'inflation issue de la généralisation des comportements sobres, frugaux et responsables des agents économiques.

Le caractère polymorphe de l'inflation laisse penser que le monde de demain sera plus inflationniste que celui d'hier. L'art des banques centrales sera, au travers du niveau des taux d'intérêt, de concilier l'objectif de stabilité des prix autour de 2% avec l'incontournable financement de la neutralité carbone.