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© Sebastian / Stock-adobe.com

Droits de l'homme : une remise en cause croissante dans le monde

Temps de lecture  21 minutes

Depuis deux décennies, des États ou groupes d’États remettent en cause les droits de l’homme. Instrumentalisant ou contournant le multilatéralisme, ils tentent d’imposer des valeurs alternatives à l'universalisme.

L’universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, en 1998, au moment où le monde célébrait le 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales. La Déclaration et le programme d’action de Vienne, adoptés par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme le 25 juin 1993, étaient alors à mettre à l’actif triomphant de l’ONU qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement.

La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur tous les continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que le politologue américain Francis Fukuyama en prédisait la fin.

Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le "projet" des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes et par tous. Une telle vision du monde apparaît dorénavant remise en cause.

Les droits de l’homme, un impérialisme occidental ?

Cette remise en cause est à l’œuvre tout d’abord dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Que ce soit dans les pays développés, émergents ou en développement, des intellectuels dénoncent les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du monde. L’universalisme est jugé indifférent aux particularismes culturels et l’inflation des droits individuels perçue comme une décadence insupportable...

L’impunité occidentale, accompagnée de son discours moralisateur, pousse les autres cultures à s’affranchir d’un universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces critiques pointent aussi les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Les nations occidentales ne sont-elles pas trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas mises en cause, alors qu’elles sont à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abou Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils constituent autant de réalités incarnant la "duplicité de l’Ouest". L’impunité occidentale, accompagnée de son discours moralisateur, pousse les autres cultures à s’affranchir d’un universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, débattues de manière croissante dans les cercles académiques, ont de nos jours puissamment investi le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’universel ou, plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Le "choc des civilisations" de l’universitaire américain Samuel Huntington prenait alors le pas sur la vision de la "fin de l’Histoire" de Francis Fukuyama.

Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’est incontestablement effritée. Des autocrates cultivant le mythe de l’homme fort et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, ont mis en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe, de Recep Tayyip Erdoğan pour l’Empire ottoman ou de Xi Jinping pour l’empire du Milieu sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives.

Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre que la traditionnelle superpuissance occidentale renoue avec l’unilatéralisme. Ce faisant, les États-Unis font vaciller le bloc occidental et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs des droits de l’homme qui allaient toujours de pair avec la promotion de la démocratie.

Dans de nombreux États, le droit n’est plus un instrument mis au service d’une vie politique et d’institutions démocratiques ainsi que du respect des droits de l’homme. Il est au contraire instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif. Le populisme s’est imposé dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un tournant populiste souvent associé à l’implantation de ce que le journaliste américain Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme (c’est-à-dire une pratique du pouvoir qui remet en cause la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et la défense de la liberté d’expression).

Cette remise en cause se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables. C’est ainsi que plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, ayant intégré l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste, ont fini par se rebeller et remettre en cause l’État de droit. Un front de résistance conservateur et illibéral s’est notamment constitué en Hongrie, en Pologne et en République tchèque.

Les discours de la contestation

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 font partie d’un "discours", d’un récit sublimé sur l’universalité des droits. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres. Ce récit étant rapidement devenu insensible à l’existence d’autres langages, des contre-discours ont pris corps.

L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut dès lors se résumer en la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette confrontation, qui se manifeste en dehors de l’Occident comme en son sein, structure de nos jours les relations internationales, et ce alors même que le monde s’est décentré et que l’Ouest n’est plus omnipotent.

La contestation hors de l’Occident

Les États et/ou groupes d’États représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Occident ont joué le mimétisme technique afin de forger et de diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures. À l’histoire de l’universalisme, ils convoquèrent celle des particularismes. À l’approche centrée sur l’homme, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

Dans les années 1990, l’Asie fut ainsi à la pointe de l’asiatisme ou, plus prosaïquement, de la défense des "valeurs asiatiques". Premier ministre pendant trente ans (1959-1990) du micro-État singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie, Lee Kuan Yew fut notamment à l’origine d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental.

La rhétorique des "valeurs asiatiques" repose sur trois axes.

  • Tout d’abord, loin d’être universels, les droits de l’homme et la démocratie sont l’apanage d’une construction des sociétés occidentales qui n’a pas à être imposée à l’Asie.
  • Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action.
  • Enfin, l’État et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’État constitue une attaque contre la société tout entière.

Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires. Si ce débat a disparu un temps de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de la Corée du Sud, il est ensuite réapparu à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre aux Philippines et Joko Widodo en Indonésie.

Cette mise en avant de la religion, contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non occidentales.

L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite, qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la coopération islamique (OCI, ex-Organisation de la conférence islamique - OCI), a fortement contribué à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en islam. Ni son préambule ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme. En revanche, l’Oumma (la communauté) islamique y est centrale. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant "partie intégrante de la foi islamique".

La remise en cause de l’universalisme fut également la tactique de l’Église orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xe Concile mondial du peuple russe – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Église orthodoxe – a adopté une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. S’opposant explicitement aux excès de l’individualisme, cette déclaration considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale.

La contestation interne à l’Occident

Contestations religieuses

Les valeurs portées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leur croyance religieuse. Là s’arrêtent toutefois les analogies, car les uns (les musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de pays occidentaux, conséquence complexe de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et des conflits en tous genres. Une partie de ces populations revendique de façon visible leur appartenance religieuse. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées engendre des tensions, des incompréhensions, voire parfois des contestations judiciaires, notamment devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Alors que l’Occident sécularisé avait longtemps ignoré ces populations, il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’"Ouest" n’est plus le chef de file incontesté, mais dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien supplanter l’arrogance occidentale.

Contestations politiques

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme, jugées décadentes, sont vivement contestées.

L’exemple de la Hongrie de Viktor Orbán le démontre à l’envi. Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le Premier ministre hongrois n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne sur certains sujets sociétaux notamment.

De même, en Pologne, le parti Droit et Justice (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, a mené une attaque en règle contre tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités. Les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la magistrature, des services du procureur et de l’École nationale de la magistrature ont été profondément modifiés. La Hongrie et la Pologne sont animés par une idée commune : ne pas perdre leur "identité" de pays chrétiens blancs.

Cette "guerre culturelle" (selon la formule du politologue Jacques Rupnik), qui constitue un élément majeur de ce repli nationaliste populiste, se retrouve également en Russie – dans ses discours, Vladimir Poutine fustige la décadence et la permissivité de l’Europe qui fait fi des valeurs traditionnelles, en particulier en matière de mariage et d’orientation sexuelle – ou aux États-Unis – Donald Trump, lors d’un voyage officiel à Varsovie, avait encouragé la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour "la famille, la liberté, le pays et pour Dieu".

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre par de nombreux exemples. C’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges, tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression, notamment des partis d’opposition, et des dissidents, tantôt le traitement des étrangers qui est en cause.

Si l’on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par Moscou, à quel point l’État russe défend une vision "traditionnelle" des rapports entre les hommes et les femmes, une vision dans laquelle les homosexuels n’ont pas droit de cité et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des églises. Autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Église orthodoxe russe.

L’universalisme démantelé : les stratégies du démantèlement

Deux types de stratégies complémentaires de démantèlement de l’universalisme des droits de l’homme sont à l’œuvre : l’instrumentalisation et le contournement/l’exclusion.

Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui utilisent toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international.

  • Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes.
  • Il s’agit, ensuite, d’utiliser les forums judiciaires ou quasi judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et des libertés.

Au sein du système des Nations Unies

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN)… a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher un nouveau discours alternatif à l’universalisme.

Tantôt la mise en avant des particularismes culturels et religieux va en constituer le socle, tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice. Tantôt encore une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre mondial post-1945 désormais décrié et désavoué.

Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il s’agit de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’OCI a ainsi déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer une sanction contre la "diffamation" de l’islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre l’écrivain Salman Rushdie à la suite de la publication des Versets sataniques en 1988.

En un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression. À cette sanctuarisation de la religion s’ajoutèrent le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité – la charia en vigueur dans de nombreux pays musulmans heurtant nombre de valeurs universelles. Si la tentative saoudienne échoua, elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des forums du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs.

En Asie, Rodrigo Dutertre, alors président de l’ASEAN, décida en 2017 de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime, de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie, de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des États du Sud-Est  asiatique et de créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue "autoritaire" au sein des organisations régionales sises en Asie.

Au sein des organes de protection des droits de l’homme

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Elle consiste à jouer sur la multiplicité des forums de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention, de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits.

Si les militants musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France dans l’affaire de l’interdiction de la burqa dans l’espace public, ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies en 2018. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du "forum shopping" (le choix des tribunaux) porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale.

Les organisations chrétiennes se sont aussi organisées afin de faire valoir une autre interprétation des droits de l’homme, davantage en conformité avec leur foi religieuse. Une "guerre des cultures" est née aux États-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes organisations conservatrices, qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Alors que les questions dites sociétales – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeu – polarisent de manière croissante les sociétés occidentales, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques, ces groupes conservateurs, associations, ONG combattent d’une manière ou d’une autre les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas à leurs visions du monde.

L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces organisations. Fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ainsi que de son excellente stratégie communicationnelle, il orchestre une critique "politique" des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour, elle tente aussi de délégitimer les juges en personne. Des articles au vitriol continuent ainsi d’être régulièrement publiés au sujet de "l’infiltration" de la Cour par les "amis" du milliardaire américain d’origine hongroise George Soros, le même George Soros qui est la bête noire du Premier ministre Viktor Orbán.

Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe parfois par une stratégie de sortie. Pour certains États, dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

La dénonciation des traités internationaux fut une constante de la politique juridique extérieure des États-Unis lors de l’administration Trump. La doctrine America First a constitué le soubassement idéologique de cette politique radicale de rupture. Très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les États-Unis ont annoncé avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transPacifique (TPP), de l’accord de Paris sur le climat, de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et de l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés furent de deux sortes : tantôt ces traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les États-Unis se retiraient avaient développé un parti pris "anti-israélien".

Cette stratégie de sortie n’est pas le seul fait du géant nord-américain. Le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme, a fini par se retirer de la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012) puis de l’Organisation des États américains (2017).

En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire) pour décider de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, en 2019 et en 2020.

Pour conclure ...

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter ou de s’émanciper de l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme sont donc, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles d’intellectuels, elles ont désormais envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé, des valeurs alternatives aux valeurs occidentales sont peu à peu en train d’émerger et, dans certaines parties du monde, de s’imposer.

Les contre-discours "anti-droits" finissent par modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des "valeurs libérales".

Ce sombre panorama ne veut pas dire que les défenseurs de l’"esprit de 1948" aient disparu. Nombre d’intellectuels, de militants, de simples citoyens engagés défendent encore les droits de l’homme sur tous les continents. Les organisations multilatérales n’ont pas non plus cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions.

Toutefois, les années à venir devraient être marquées par une crispation croissante, entre États comme entre citoyens d’un même pays. À l’échelle internationale, la guerre des valeurs n’est pas près de s’éteindre. Si l’universalisme des droits de l’homme a déjà été traversé par plusieurs crises, celle-ci apparaît sans doute comme l’une des plus préoccupantes.

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