Image principale 1
Image principale 1
© Stock-adobe.com

Pratiques de la cohabitation : quelles sont les règles ?

Temps de lecture  6 minutes

Par : Christian Bigaut - Maître de conférences à l'Université René Descartes (Paris V).

Alors que la troisième cohabitation est en voie d’achèvement, Christian Bigaud, observateur de la vie politique française, apporte son éclairage sur les pratiques politiques en période de cohabitation et sur le comportement des institutions de la Ve République dans ce contexte particulier.

Entretien réalisé en avril 2001.

La cohabitation fait l’objet de nombreuses critiques chez les responsables politiques. Néanmoins, depuis 1986, la France a connu plus de sept ans de cohabitation. Quelles sont les critiques adressées à la cohabitation ?

Les critiques à l’égard de la cohabitation proviennent presque exclusivement du monde politique. L’opinion publique, en revanche, semble s’en accommoder, sinon l’approuver : comme c’est un système de partage de pouvoirs, tous les courants de pensée participent à ce titre à la vie politique.

Les critiques s’expriment d’abord en termes d’efficacité gouvernementale. Avant de prendre une décision de quelque importance, le gouvernement doit anticiper d’éventuelles critiques du président de la République, soigner la présentation qu’il en fera dans les médias : tout cela retarde la décision et peut en atténuer la portée.

Ainsi, on est conduit à différer les réformes de fond, qui engendreraient des mécontentements. On a plutôt tendance à privilégier la décision à court terme, moins conflictuelle et, bien sûr, électoralement porteuse. L’apparence consensuelle au sommet de l’État est certainement un des facteurs de l’accord de l’opinion publique à la cohabitation.

Pour certains, la cohabitation a révélé l’adaptabilité des institutions de la Ve République, pour d’autres ses faiblesses. Qu’en pensez-vous ?

Faiblesse, sans doute pas. Adaptabilité, certainement. Mais disons tout de suite que la cohabitation n’en est qu’un exemple parmi d’autres. L’adaptabilité de nos institutions, on l’a constatée à maintes reprises : en 1961, avec l’application de l’article 16 ; en 1967, avec une majorité restreinte à l’Assemblée nationale qui conduit à gouverner par ordonnances ; en 1974, avec l’élection d'un président de la République qui n’est pas issu du principal parti de la majorité parlementaire ; en 1981, avec la double alternance, etc.

Ce que l’on peut dire, c’est que la Constitution de 1958 fixe un cadre d'exercice du pouvoir où les acteurs ont un large espace pour agir…

La cohabitation se traduit dans la pratique par un certain retour à la lettre de la Constitution de 1958. Le Parlement en voit-il pour autant son rôle revalorisé ?

La "revalorisation" du Parlement est un thème quasi permanent depuis 1958. Mais revaloriser par rapport à quoi ? par rapport à quand ? C’est sous-entendre que les régimes antérieurs ont été des "âges d’or du Parlement". C’est une vue un peu optimiste d’un temps où le rôle du Parlement se mesurait essentiellement à sa capacité d’investir ou de désinvestir les gouvernements ; mais cela n’est plus à la mesure du rôle des parlements modernes.

Depuis 1958, le Parlement adopte et module la politique déterminée par l’exécutif ; son rôle n’est pas de modifier radicalement cette politique, d’autant que le "fait majoritaire" a considérablement réduit les critiques au gouvernement pour privilégier son soutien.

La cohabitation n’a rien changé à cette situation. Le Parlement est toujours solidaire du gouvernement, peut-être même davantage qu’auparavant puisqu’il faut faire bloc derrière le Premier ministre (sous-entendu, face au président de la République).

En période de cohabitation, le président de la République et le Premier ministre ont toujours affirmé, concernant la politique extérieure, que "la France ne parle que d’une seule voix". Que se passerait-il en cas de désaccord ?

Mettons tout de suite de côté la politique européenne : il s’agit là d’un système hybride, qui n’est ni de la politique étrangère, ni de la politique intérieure, mais qui, compte tenu de ses conséquences sur cette dernière, conduit forcément à associer étroitement le président de la République et le Premier ministre.

S'agissant de la conduite des relations internationales au sens strict, le président de la Ve République n’a fait que reprendre les prérogatives, non contestées, du chef de l’État sous la IIIe et la IVe République. Protocolairement, c’est le président de la République qui représente la France.

Mais là aussi, il faut nuancer. En matière de politique étrangère, les pouvoirs du président de la République sont relativement restreints, car ses décisions réclament soit le vote de crédits, soit l’approbation d’un traité qui sont des décisions relevant du Premier ministre (dans le cadre de fixation de l’ordre du jour des assemblées) et du Parlement.

L’hypothèse d’un désaccord entre le Premier ministre et le président de la République est peu probable. À mon sens, les seuls désaccords pourraient porter sur des questions de préséance : on peut citer un seul exemple, avec les réactions quelque peu acides de l’Élysée après la parution, dans Le Monde, d’un point de vue du Premier ministre, Édouard Balladur, sous le titre "Notre politique étrangère"…

Cohabitation consensuelle, conflictuelle, constructive : tous ces qualificatifs divers ne désignent-ils pas une pratique identique dont les règles ont été établies en 1986 ?

C’est évident. Ces qualificatifs sont liés à la personnalité des protagonistes, mais surtout à l’idée qu’ils souhaitent donner de leurs relations. N’oublions pas que tous, à un moment ou à un autre, ont fait savoir que ces relations n’étaient pas toujours faciles. Cela dit, il faut se méfier de cette notion de "règles" : il n’y a pas de document public qui aurait "codifié" la cohabitation ; il s’agit plutôt de "coutumes" ou de "pratiques coutumières", évidemment nées en 1986 et dont certaines se sont répétées lors des deux cohabitations suivantes.