Image principale 1
Image principale 1
© dbrnjhrj - stock.adobe.com

Les cohabitations

Temps de lecture  9 minutes

Par : Frank Baron - Conseiller de l’Assemblée nationale

La cohabitation, que le général de Gaulle avait déjà envisagée à l’approche des élections législatives de 1967, se définit comme la coexistence d’un président de la République et d’une majorité politique qui lui est opposée à l’Assemblée nationale.

Dans ce cadre, le caractère dyarchique (à deux têtes) de l’exécutif apparaît pleinement, puisque le chef de l’État, élu au suffrage universel direct, perd sa fonction de direction de l’exécutif au profit du Premier ministre, responsable devant l’Assemblée nationale. Le chef du Gouvernement devient ainsi la figure prépondérante du pôle exécutif et le véritable chef de la majorité parlementaire.

La différence entre la durée du mandat présidentiel (sept ans jusqu’à la révision constitutionnelle du 2 octobre 2000 instituant le quinquennat) et celle de la législature (cinq ans) donnait ainsi aux électeurs la possibilité de désavouer la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, en désignant une majorité hostile au chef de l’État.

Cohabitation et démission présidentielle

La Constitution ne rend pas obligatoire la démission du chef de l’État ainsi désavoué au cours d’un scrutin national au suffrage universel direct. Mais le départ du général de Gaulle, après son échec au référendum du 27 avril 1969, plaidait pour une telle pratique. Au principe de l’irresponsabilité du chef de l’État, inhérent au régime parlementaire mis en place en 1958, a succédé celui de la responsabilité directe du Président devant les électeurs depuis la révision constitutionnelle de 1962.

Cette conception de la fonction présidentielle a cependant été rejetée par le Président François Mitterrand en 1986 et 1993. Celui-ci, arguant du fait d’avoir été élu pour un mandat de sept ans par l’ensemble des Français, a décidé de rester en fonctions, malgré la défaite de la majorité présidentielle aux élections législatives du 16 mars 1986 et des 21 et 28 mars 1993. Il estimait que des élections législatives dans le cadre de circonscriptions territoriales ne pouvaient annuler un scrutin à l’échelle du territoire.

Le Président Jacques Chirac a fait le même choix après l’échec de la dissolution opérée en 1997.

Les cohabitations et leur impact sur les institutions

La cohabitation, longtemps considérée comme improbable, est ainsi devenue fréquente au tournant du siècle : entre 1986 et 2002, trois périodes de cohabitation se sont produites, pour une durée totale de neuf ans.

Toutefois, la durée des deux premières cohabitations et de la troisième sont très différentes. Celles qui ont affecté la fin des deux septennats du Président François Mitterrand ont duré deux ans (avec comme Premier ministre, de 1986 à 1988, Jacques Chirac, et, de 1993 à 1995, Édouard Balladur comme Premier ministre). La troisième a, en revanche, duré toute une législature, soit cinq années. Le chef de l’État, Jacques Chirac, qui n’avait pas procédé à une dissolution de l’Assemblée nationale lors de son élection en 1995, a décidé d’y recourir en 1997, espérant ainsi disposer d’une majorité parlementaire conforme à ses vues pour les cinq dernières années de son mandat. L’échec de la majorité présidentielle à ces élections a eu pour conséquence une période de cohabitation particulièrement longue (1997-2002, avec Lionel Jospin comme Premier ministre).

Par ailleurs, la nature des cohabitations de 1986-1988 et 1993-1995 est différente de celle de 1997-2002. En effet, cette dernière est intervenue après une décision du Président modifiant le calendrier électoral, contrairement aux deux premières cohabitations. Sa responsabilité politique était alors plus directement engagée.

Si l’opinion publique semble avoir accepté, voire approuvé, la cohabitation, celle-ci a été fortement critiquée après 1997 par les responsables politiques. Ces critiques ont porté sur l’efficacité gouvernementale – entravée puisque le Gouvernement doit anticiper d’éventuelles critiques du président de la République –, sur la difficulté de procéder à des réformes structurelles d’importance – reportées afin d’éviter les conflits –, et sur le risque d’affaiblissement de la France sur la scène internationale en cas d’opposition entre les deux têtes de l’exécutif.

Les pouvoirs du président de la République en cohabitation

Ainsi, quelles que soient la durée et la nature des différentes cohabitations, celles-ci entraînent systématiquement un effacement temporaire de la fonction présidentielle au profit du Premier ministre.

Tout d’abord, le Président perd certaines de ses prérogatives par rapport aux périodes de fonctionnement normal du régime.

S’il nomme toujours le chef du Gouvernement, il doit impérativement le choisir dans les rangs de la majorité parlementaire issue des urnes, faute de quoi il devra s’engager dans une épreuve de force avec cette nouvelle majorité, susceptible de se solder par le vote d’une motion de censure à l’encontre du Gouvernement qu’il souhaiterait désigner.

Le Président perd en outre tout pouvoir sur la composition de l’équipe gouvernementale, à l’exception, ce qui n’est pas négligeable, des ministres ayant des responsabilités dans le domaine dit "réservé" du chef de l’État (Défense et Affaires étrangères).

Ensuite, le Président ne peut plus exiger que le Premier ministre démissionne. La pratique établissant la responsabilité du Premier ministre devant le président de la République n’a plus lieu d’être. Les deux chefs de l’exécutif étant de bords politiques opposés, le Premier ministre n’est responsable que devant l’Assemblée nationale, conformément à la lettre de la Constitution.

Mais le chef de l’État, devenu chef de l’opposition parlementaire, dispose toujours d’importants pouvoirs.

Outre le droit de dissolution, il garde un rôle d’impulsion et de décision dans le domaine dit "réservé".

Il préside le Conseil des ministres et peut, à ce titre, faire part de ses réserves sur les orientations de la politique gouvernementale.

Il signe les ordonnances et les décrets en Conseil des ministres et dispose du pouvoir de nommer les fonctionnaires civils et militaires de l’État. Ces pouvoirs continuent d’être pleinement exercés par le président de la République, et obligent le Gouvernement et sa majorité parlementaire à composer avec lui. C’est ainsi que le Président François Mitterrand a refusé de signer certaines des ordonnances présentées en Conseil des ministres par le Gouvernement de Jacques Chirac entre 1986 et 1988. Ce dernier avait pourtant obtenu du Parlement l’autorisation requise par la Constitution pour légiférer par cette voie.

L’usage a également reconnu au chef de l’État, en marge du texte constitutionnel, un droit de regard sur l’ordre du jour du Parlement convoqué en session extraordinaire.

Enfin, le président de la République dispose d’un pouvoir propre incontournable en matière constitutionnelle. Il détient l’initiative dans ce domaine et décide de la convocation du Congrès (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat) ou du corps électoral pour l’approbation des révisions par référendum. Il dispose aussi de l’arme de pouvoir démissionner au moment opportun, pour se représenter ou pour soutenir un candidat de sa famille politique. Il a donc le pouvoir, en tant qu’arbitre des institutions, de modifier les échéances électorales nationales et de redonner la voix au peuple.

Les cohabitations : un retour au régime parlementaire ?

Une telle situation invite à nuancer le propos selon lequel la Ve République deviendrait un authentique régime parlementaire dans les périodes de cohabitation. En effet, le chef de l’État n’est tenu à aucun devoir de réserve à l’égard de la politique mise en œuvre par le Gouvernement, qu’il peut critiquer quand bon lui semble (ce qui a été appelé sa fonction tribunitienne), et il continue d’exercer une part importante des fonctions exécutives.

Dans le même temps, l’Assemblée nationale peut difficilement remettre en cause la responsabilité du Gouvernement qu’elle soutient. Une telle hypothèse de crise ministérielle, a priori guère imaginable, pourrait en effet inciter le président de la République à procéder à une dissolution lui permettant, en cas de victoire de ses partisans aux législatives, de mettre un terme à la cohabitation au profit de son camp politique.

Les mesures prises pour éviter d’autres cohabitations

Afin de sortir de cette situation institutionnelle préjudiciable au fonctionnement des pouvoirs publics et présentant un risque d’affaiblissement de la France sur la scène internationale, le Premier ministre et le président de la République ont décidé de réviser la Constitution (loi constitutionnelle du 2 octobre 2000). Il s’agissait de faire coïncider la durée du mandat présidentiel avec celui des députés, c’est-à-dire de le réduire à cinq ans.

Le législateur a, en outre, adopté la loi organique du 15 mai 2001 modifiant la date d’expiration des pouvoirs de l’Assemblée nationale, afin que l’élection législative de 2002 soit organisée en juin, après l’élection présidentielle, qui a lieu fin avril.

Ces deux réformes ont limité ainsi les risques de cohabitation en prévoyant un renouvellement quasi simultané, et consécutif, du mandat présidentiel et de la majorité parlementaire. Le calendrier électoral retenu était justifié par le souci d’éviter que l’élection présidentielle ne devienne secondaire par rapport aux législatives, dont la principale fonction demeure ainsi la désignation d’une majorité conforme aux vues du chef de l’État.

Si ces modifications favorisent le retour à une pratique présidentialiste des institutions, sans pour autant supprimer toute possibilité de cohabitation. Celle-ci peut toujours se produire en cas de modification du calendrier électoral du fait d’une élection présidentielle anticipée – due au décès ou à la démission du président de la République –, ou encore de dissolution de l’Assemblée nationale.

Les cohabitations rappellent en tout état de cause la nature hybride de la Ve République, ni totalement présidentielle ni totalement parlementaire.