Les transformations de la sociologie du vote

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Par : Martial Foucault - professeur des universités à Sciences Po et directeur du CEVIPOF

Si longtemps la gauche et la droite se sont principalement opposées sur le terrain des valeurs socioéconomiques, un second clivage autour des valeurs culturelles émerge aujourd’hui au sein des deux grandes familles politiques. Cette évolution n’est pas sans conséquences sur les caractéristiques sociologiques du vote.

En témoignent la recomposition du vote de classe ou encore l’affaiblissement du rôle de variables telles que l’âge dans le choix des électeurs.

Après chaque élection présidentielle, il est de coutume de conclure à la droitisation de la France lorsqu’un président de droite est élu, et inversement pour un président de gauche. En 2017, la victoire d’Emmanuel Macron s’est construite sur une France ni à gauche ni à droite – ou plutôt de gauche et de droite. Les Français auraient-ils soudainement révisé leurs repères idéologiques pour ainsi contribuer à la victoire d’un candidat qui avait fait de la fin du clivage gauche-droite un thème de campagne ? Ou bien est-ce l’apparition de nouveaux clivages politiques (ouverture versus fermeture sur le plan économique et culturel, confiance versus défiance…) qui a transformé leur dynamique de vote ?

Clivages socioéconomiques et clivages culturels

C’est une longue histoire, puisant ses racines dans la Révolution française, qui a conduit à donner un sens politique au clivage gauche-droite. Aujourd’hui, la démocratie électorale continue d’opposer deux visions de la société, les partis de gauche défendant plutôt les valeurs de liberté sociétale, de justice et de progrès social, ceux de droite promouvant surtout l’ordre et la sécurité, la hiérarchie, la nation et la famille.

L’axe gauche-droite classique

L’histoire des élections présidentielles françaises sous la Ve République a incarné et fait vivre un tel clivage en opposant des candidats appartenant à ces deux grandes familles politiques. Compte tenu de la stabilité de cette offre dans le temps, les électeurs français manifestent encore aujourd’hui sans difficulté une proximité idéologique avec l’une des deux familles : 93% des personnes interrogées en avril 2017 se positionnaient sur un tel axe, d’après l’enquête électorale française (ENEF) du CEVIPOF. Mais l’évolution marquante qui se dessine derrière ce référentiel politique est l’aggravation continue, perçue par ces mêmes répondants, de la forte porosité des politiques conduites par les gouvernants de droite et de gauche. Les partis politiques et leurs responsables sont considérés comme étant à l’origine d’une crise de confiance majeure entre représentants et représentés.

L’émergence d’une politique des deux axes

La conséquence d’un tel climat a favorisé – comme François Bayrou avait tenté de le faire en 2007 – l’émergence d’une troisième voie, incarnée en 2017 par le candidat E. Macron, vouée à dépasser le clivage gauche-droite que ce dernier qualifiait d’“ancien monde”. Il serait sans doute prématuré de parler de disparition de ce clivage tant il continue de structurer l’espace politique français – mais, désormais, autour de dimensions nouvelles. C’est ce que le politiste Vincent Tiberj appelait la “politique des deux axes” dans un article du même titre (Revue française de science politique, vol. 62, 2012, pp. 71-106). Plutôt que de considérer les transformations sociologiques du vote comme la démonstration empirique d’une remise en cause du clivage gauche-droite, la politique des deux axes postule que l’espace politique français s’articule désormais autour d’une dimension socioéconomique traditionnelle et d’une dimension culturelle (qualifiée de “new politics” par le sociologue Ronald Inglehart).

Jusqu’au début des années 2000, la droite et la gauche s’opposaient sur le terrain des valeurs socioéconomiques. La gauche pouvait compter sur le soutien des classes populaires, des jeunes et des personnes aux revenus modestes. Et la droite tendait à réunir les électeurs plus âgés, possédant davantage de ressources financières (salaire et patrimoine) et travaillant plutôt dans le secteur privé. Depuis, il est possible d’observer un second clivage autour des valeurs culturelles, mesurées par les positions dites ouvertes ou fermées sur des questions relatives aux enjeux sociétaux (homosexualité, rôle de la femme, procréation médicalement assistée…), à l’autoritarisme (peine de mort, hiérarchie sociale, sens de la discipline à l’école…) et au racisme (immigration, construction des mosquées, antisémitisme…).

Le croisement de ces deux dimensions laisse schématiquement apparaître quatre grands espaces politiques : un premier rassemblant des électeurs libéraux sur le plan économique et conservateurs sur le plan des valeurs culturelles ; un deuxième, des électeurs libéraux pour la dimension culturelle et conservateurs pour celle économique ; un troisième, des électeurs conservateurs sur les deux plans ; et un quatrième, des électeurs libéraux tant sur les thèmes économiques que culturels.

Au sein des deux familles politiques traditionnelles, les électeurs sont désormais soumis à une offre politique bidimensionnelle, dans laquelle Les Républicains incarnent, dans le premier espace, une droite libérale plus ou moins modérée sur le plan économique et conservatrice sur le plan culturel ; et le Parti socialiste, dans le deuxième espace, une gauche libérale sur le plan culturel et conservatrice modérée sur les enjeux économiques. Ces deux dimensions ont permis au Front national d’occuper, à droite, le troisième espace, celui d’un conservatisme à la fois économique et culturel (ethnocentrisme) et à La France insoumise de représenter à gauche, dans le deuxième espace, un conservatisme économique combiné à une plus grande ouverture culturelle. La position de l’électorat d’Emmanuel Macron est quant à elle singulière en ce sens qu’elle se caractérise par une double ouverture économique et culturelle et lui permet ainsi d’occuper le quatrième espace, sans véritable concurrent.

C’est donc bien la nouvelle politisation des valeurs culturelles qui offre les conditions d’une compétition électorale renouvelée, dans laquelle E. Macron a pu s’insérer en déterminant ses positions non pas par rapport à un axe gauche-droite mais à un axe ouvert-fermé. Il serait donc inexact d’interpréter le déplacement des voix de certaines catégories sociales vers de nouveaux candidats comme l’expression d’un changement radical de l’orientation du vote de ces catégories. Par exemple, les électeurs ouvriers ne se sont pas “droitisés” sur l’axe socioéconomique en votant en plus grand nombre pour le Front national. Ils ont en revanche accordé plus d’importance à l’axe culturel par l’affirmation d’attitudes plus fermées ou conservatrices. Ce changement contribue à transformer en profondeur le rôle du vote de classe dans les élections.

La transformation du vote de classe

Les études de sociologie électorale avaient établi, depuis près de soixante-dix ans, que le vote de classe se caractérisait par un clivage politique marqué, où les classes populaires portaient leur choix sur un candidat de gauche et les classes privilégiées sur un candidat de droite. En 1944, le sociologue américain Paul Lazarsfeld (The People’s Choice. How the Voter Makes Up His Mind in a Presidential Campaign, New York, Columbia University Press, 1944) écrivait que “les caractéristiques sociales déterminent les caractéristiques politiques”. Aujourd’hui, le vote de classe n’a pas totalement disparu, mais il s’est profondément transformé.

Défini comme une association entre le statut socioprofessionnel et le choix électoral, le vote de classe a longtemps constitué une grille de lecture précieuse de la sociologie électorale. Dit simplement, les citoyens les moins privilégiés économiquement orientaient leur vote vers les partis et les candidats promouvant une plus grande égalité et un niveau de protection sociale soutenu (à travers un État-providence volontariste) et les citoyens plus privilégiés favorisaient les partis et les candidats incarnant le marché et différentes formes de déréglementation (avec un État en retrait).

Cependant, une telle association n’est plus vérifiée empiriquement et mécaniquement depuis plusieurs années. Cela ne veut pas dire pour autant que le vote de classe a disparu. Il s’est cependant transformé au gré d’une évolution de la position des partis politiques sur un certain nombre d’enjeux liés aux questions économiques et sociales, de telle sorte que plusieurs formations politiques se sont éloignées du programme qui les rattachait à leur électorat naturel. Ensuite, il est important de rappeler que le vote de classe reste très sensible au changement des structures sociales (âge, genre et éducation) de la population française.

En France, l’évolution de la population par catégorie socioprofessionnelle est renseignée par l’INSEE lors des recensements mais aussi par l’enquête “Emploi”, menée en continu depuis 2001. En 2016, la France comptait 29,4 millions d’actifs et 23,1 millions d’inactifs (dont 13,1 millions de retraités). Parmi les actifs, la part des employés (28%) et des professions intermédiaires (24%) représentait la majorité des salariés, suivie par celle des ouvriers (21,5%) et des cadres et professions intellectuelles (16,5%). Du côté des retraités, si la part des employés retraités domine, les ouvriers retraités forment le deuxième contingent devant les professions intermédiaires et les cadres.

La composition du vote socioprofessionnel

Lors de chaque scrutin se pose la question du vote des différentes professions et catégories socioprofessionnelles avec son lot de polémiques sur le parti ou le candidat qui arriverait en tête parmi certaines de ces catégories. Pour répondre avec exactitude à cette question, il est important de distinguer l’effet de composition socioprofessionnelle (par exemple, sur 100 ouvriers, y a-t-il une majorité d’entre eux qui s’expriment pour le Front national ?) et l’effet de structure de l’électorat (parmi 100 électeurs de Marine Le Pen, combien sont ouvriers ?).

En tenant compte de l’ensemble des ouvriers inscrits sur listes électorales, parmi 100 ouvriers ayant participé au scrutin du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 36 ont voté Marine Le Pen, 24 ont choisi Jean-Luc Mélenchon, 17 Emmanuel Macron, 9 François Fillon, 4 Benoît Hamon et 10 l’un des sept autres candidats. Si le premier parti des ouvriers reste l’abstention, loin devant le Front national, leur choix de vote se polarise aux extrêmes de l’échiquier politique. Au total, le vote de classe incarné par les ouvriers s’est considérablement éloigné des gauches, puisque l’ensemble des candidats positionnés à gauche (Nathalie Arthaud, Philippe Poutou, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon) ne recueillent que 30% du total du vote des ouvriers, soit 6 points de moins que le vote pour la candidate frontiste.

Selon la même logique arithmétique, le vote des employés se répartit entre M. Le Pen (27,5%), J.-L. Mélenchon (21%), E. Macron (20%), Fr. Fillon (14%) et B. Hamon (7%). Ici, on comprend mieux le désalignement d’un vote de classe, tant les gauches ne parviennent plus à agréger le vote des classes populaires. Le phénomène n’est pas nouveau mais il s’amplifie : en 1988, un peu plus de 60% des ouvriers votaient à gauche (voir graphique). Cela signifie qu’en l’espace de quarante ans les partis de gauche ont perdu dans leur ensemble plus de la moitié des suffrages d’une classe socioprofessionnelle qui leur était jusqu’alors acquise. Certes, l’abstention s’est imposée comme un refuge en guise de sortie du jeu électoral de cette catégorie professionnelle. Mais, dans le même temps, le Front national attire aujourd’hui deux fois plus d’ouvriers qu’il y a trente ans (17% en 1988 et 36% en 2017).

Les permanences du vote ?

À côté de la recomposition du vote de classe, certaines variables (communément désignées sous le terme de “variables lourdes” par la sociologie électorale française) autrefois déterminantes pour les choix de vote des électeurs perdent aujourd’hui de leur pouvoir explicatif. Les illustrations de ce phénomène sont multiples. Parmi elles, on peut citer l’âge du corps électoral, qui ne permet plus d’associer clairement, comme par le passé, un vote à gauche pour les plus jeunes électeurs (moins de 40 ans). La répartition des préférences partisanes de cette catégorie d’âge met en évidence une érosion permanente depuis trente ans du socle de votes à gauche, passés de 58% en 1988 à 33% en 2017. À l’inverse, le Front national continue d’attirer progressivement une proportion de plus en plus élevée de jeunes électeurs (28% en 2017) ou entrés récemment sur le marché du travail. Outre cette transformation, il est important de souligner le faible score obtenu par le candidat socialiste sur d’autres dimensions sociodémographiques. Alors que 33% des personnes titulaires du “baccalauréat et plus” avaient voté François Hollande en 2012, elles n’ont plus été que 7% à porter leur suffrage sur la candidature de Benoît Hamon en 2017. Simultanément, cette même catégorie de diplômés s’est massivement tournée vers l’extrême gauche (23%) et le Front national (17%).

L’évolution du vote des ouvriers à l’élection présidentielle de 1988 à 2017

Une autre illustration de ce phénomène concerne le vote des fonctionnaires actifs et retraités (quelle que soit la fonction publique considérée). Entre 1988 et 2017, le nombre de fonctionnaires votant à gauche (Parti socialiste) a été divisé par six. Si le statut de ces personnels les protège des risques de perte d’emploi, leur situation salariale n’a cessé de se dégrader depuis dix ans, ce qui les amène à privilégier d’autres formations politiques qu’ils n’associent pas aux politiques conduites jusqu’alors. Évidemment, la catégorie des fonctionnaires recouvre des situations contrastées – il y a par exemple des différences importantes entre cadres supérieurs de la fonction publique d’État et employés des fonctions publiques hospitalière et territoriale. Le sociologue Luc Rouban souligne la progression du vote de cette dernière catégorie vers les partis extrêmes (dans La démocratie représentative est-elle en crise ?, La Documentation française, 2018).

L’élection présidentielle de 2017 a vu se produire, par le biais de ces divers mécanismes, une accélération du mouvement de polarisation du vote traditionnel de gauche vers l’extrême gauche et du vote traditionnel de droite vers l’extrême droite, qui a contribué à la défaite des deux partis traditionnels de la Ve République.

Lecture : en 1998, parmi 100 électeurs âgés de 18 à 39 ans, 13 % d'entre eux ont voté pour un candidat d'extrême-gauche (chiffres arrondis).

De l’émergence de nouveaux clivages

Au-delà des transformations sociodémographiques et sociopolitiques à l’œuvre depuis une quinzaine d’années, de nouveaux clivages sont apparus en 2017 permettant de mieux comprendre certaines logiques du vote, qui dépassent une forme de déterminisme sociologique de l’acte de vote.

Le premier de ces clivages tient au sentiment de bien-être ou, au contraire, de mal-être des Français face à leur environnement socioéconomique. L’élection présidentielle a fait apparaître une opposition de plus en plus marquée entre Français optimistes et pessimistes, qui vient contrecarrer l’idée selon laquelle le vote serait principalement déterminé par l’appartenance à une classe sociale, caractérisée par une occupation socioprofessionnelle ou un niveau de revenus. La très grande majorité des électeurs d’Emmanuel Macron se démarque des partisans des autres candidats, gauche et droite confondues, par un sentiment de satisfaction vis-à-vis de sa situation personnelle et une capacité à se projeter dans le futur, mesurés par les degrés de satisfaction actuelle et de confiance en l’avenir. Dans un contexte où la France occupe le premier rang parmi les pays européens les plus défiants, la victoire d’Emmanuel Macron illustre davantage une impatience politique affichée par des électeurs optimistes qu’une révolution de velours démocratique.

Un deuxième clivage, étroitement lié au précédent, réhabilite le rôle des émotions dans l’acte de vote. La raison contre la passion ? Sur fond de montée des populismes en Europe et aux États-Unis, un clivage net s’est installé dans l’esprit des Français. D’un côté, les électeurs de Marine Le Pen et dans une moindre mesure ceux de Jean-Luc Mélenchon affichaient une forte colère vis-à-vis du système politique, jugé responsable de tous les maux. D’un autre côté, les partisans d’Emmanuel Macron ont davantage fait preuve d’enthousiasme, créant ainsi les conditions d’un vote prétendant être dénué d’intérêts économiques ou sociaux mais porté par une aspiration au renouvellement politique, voire une disruption du système politique.

Enfin, un troisième clivage, plus profond car socialement et politiquement moins ancré dans les pratiques passées du vote présidentiel, a favorisé l’émergence d’Emmanuel Macron avant de lui en assurer la victoire : la prime à l’inconnu. Ou encore la prime à la désélection, pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon (La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Le Seuil, 2006). Pour la première fois de l’histoire de la Ve République, un candidat a réussi à s’affranchir des règles d’airain qui conditionnaient les chances de victoire au soutien d’un parti politique, à l’existence d’un maillage territorial d’élus locaux soutenant le candidat et à la réussite par le passé de l’examen du suffrage universel. Les électeurs français ont massivement rejeté une telle conception éculée de la politique après deux quinquennats successifs qui ont fait de la défiance politique une marque de fabrique du rapport des Français à la politique.

L’élection présidentielle de 2017 s’inscrit certes dans une profonde révision des grilles de lecture de l’analyse électorale. Il est néanmoins fort probable que l’exercice du pouvoir installera de nouveau le clivage gauche-droite comme juge de paix de l’action politique d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Les citoyens français ne tarderont pas à évaluer les réalisations du locataire de l’Élysée à l’aune de valeurs économiques et sociales, le positionnant à nouveau autour de ce clivage historique.

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