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Élections européennes 2014 : une victoire de l’Europe fédérale sur les États-nations ?

Temps de lecture  15 minutes

Par : Corinne Deloy - Responsable de l’Observatoire des élections en Europe à la Fondation Robert Schuman.

L’élection du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker (Parti populaire européen, PPE) à la tête de la Commission européenne le 15 juillet 2014 a donné lieu à un véritable suspense compte tenu de la vigoureuse opposition des Britanniques à sa candidature.

Cette élection n’est pourtant, ni plus ni moins, que l’aboutissement logique du score réalisé par le PPE aux élections européennes du 25 mai : bien qu’en recul, il demeure la première formation de l’hémicycle strasbourgeois où le rapport « gauche-droite » n’est modifié, au final, qu’à la marge en dépit, notamment, de l’apparition d’un groupe populiste des plus hétérogènes.

La stabilité est la première impression qu'offre le Parlement européen issu du scrutin des 22-25 mai 2014, le premier en 35 ans à ne pas avoir connu de baisse du taux de la participation. Les deux principaux groupes de l’assemblée de Strasbourg – Parti populaire européen (PPE) et Socialistes et démocrates (SD) – perdent chacun des élus mais conservent leur poids relatif au sein de l’institution. En revanche, les libéraux de l’ADLE (Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe) sont désormais devancés par la droite souverainiste et la gauche radicale a pris le pas sur les écologistes. De façon logique, Jean-Claude Juncker, candidat du PPE à la présidence de la Commission européenne, a été désigné pour succéder à José Manuel Barroso. Les parlementaires européens devraient approuver cette candidature lors de la première session plénière à la mi-juillet.

Les élections européennes de 2014 consacrent également un renforcement de la démocratie dans l’Union et une avancée de l’Europe communautaire, qui est parvenue à imposer son candidat à la tête de la Commission contre la volonté du Premier ministre britannique, représentant (avec d’autres) de l’Europe des nations : David Cameron a essuyé une sévère défaite et se retrouve isolé au sein de l’Union.

Le visage du nouveau Parlement européen

Les trois principaux groupes pro-européens – Parti populaire (PPE), Socialistes et démocrates (SD), Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ADLE) – ont perdu des élus mais restent, ensemble, majoritaires au sein du nouveau Parlement. Représentant près des trois quarts des députés européens lors du précédent scrutin de 2009 (72,2 %), ils pèsent aujourd’hui pour deux tiers dans la nouvelle assemblée (64,2 %). La désaffection de l’électorat à l’égard des formations de gouvernement, que l’on observe au niveau national dans la grande majorité des États membres, se retrouve donc au niveau européen.

Le recul de ces trois groupes n’altère qu’à la marge le rapport « gauche-droite ». La droite de gouvernement, qui s’est imposée dans les deux tiers des États membres, a dominé le scrutin et recueilli 37,8 % des suffrages en moyenne européenne (- 6,7 points par rapport à 2009). De son côté, la droite populiste a obtenu 6,6 % des voix, un résultat équivalent à celui d'il y a cinq ans mais qui recouvre de grandes disparités d’un pays à l’autre. L’ensemble des droites a donc raflé 44,4 % des suffrages (- 6,7 points) tandis que les forces de gauche, déjà faibles en 2009, ont poursuivi leur recul. Avec 30,1 % des voix, elles ont atteint en 2014 leur point le plus bas depuis 1979. Car, si la gauche populiste a progressé de 1 point, celle actuellement au gouvernement, elle, a chuté de 2,7 points. Les États membres gouvernés par la gauche (Bulgarie, Croatie, Danemark, France, Lituanie, Slovénie) ont été plus touchés par le vote sanction que ceux dirigés par des formations de droite.

Le PPE a conservé sa place de première formation européenne avec 29,4 % des suffrages et 221 députés, mais il compte néanmoins 53 élus de moins qu’en 2009. Les libéraux de l’ADLE, quant à eux, ont perdu leur troisième place de faiseur de rois (8,7 % et 67 sièges, soit 16 de moins). Malgré cette érosion, la gauche a échoué dans son pari de devenir la première force politique de l’assemblée de Strasbourg. Avec 25,4 % des voix, les sociaux-démocrates (SD) ont obtenu 191 députés (- 5 sièges).

Le recul des partis de gouvernement a bénéficié aux populistes dont la hausse attendue a bien eu lieu, relativement importante dans certains États membres, plus faible, voire inexistante, dans d’autres, notamment ceux de la partie orientale de l’Union. La volonté de croissance, et donc de puissance, a conduit plusieurs partis, et notamment ceux situés à la marge de l’échiquier politique, à privilégier le nombre sur la cohérence lors de la constitution des groupes parlementaires. La spécificité de l’arène européenne comme de l’enjeu européen, qui constitue un clivage interne dans certains partis, explique ce phénomène.

La droite, majoritaire, est divisée entre europhiles – en recul – et eurosceptiques – en progression. Les Conservateurs et réformistes européens (CRE), groupe de droite eurosceptique fondé par le Parti conservateur britannique et le Parti démocrate-civique tchèque (ODS) en 2009, se sont hissés à la troisième place du Parlement européen avec 9,3 % des voix (70 sièges, soit + 13), et ce alors que les Tories britanniques, principal parti du groupe, ont perdu 7 de leurs 27 députés.

Le Premier ministre britannique D. Cameron s’est battu bec et ongles pour que son groupe devance celui du dirigeant du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), Nigel Farage, qui l’a battu outre-Manche aux élections européennes (26,7 % pour l’UKIP et 23,3 % pour les Tories). Pour y parvenir, les souverainistes n’ont pas hésité à rassembler de façon très large, allant jusqu’à accueillir en leur sein les populistes du Parti du peuple danois (DP), les Vrais Finlandais (PS), l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), les Démocrates de Suède (SD) et même – un comble pour les conservateurs britanniques opposés à l’indépendance de l’Écosse – les nationalistes de la Nouvelle Alliance flamande (N-VA), partisans de l’indépendance de la Flandre.

De son côté, le groupe conduit par Nigel Farage, Europe libertés démocratie (ELD), s’est allié à l’inclassable Mouvement cinq étoiles (M5S) de l’Italien Beppe Grillo, qui représente désormais pas moins d’un tiers du groupe (17 élus). Cette composition hétérogène constitue à terme une menace pour la cohésion du groupe populiste qui, certes, regroupe sept nationalités différentes (soit le minimum requis pour former un groupe) mais ne compte, dans trois États membres, qu’un seul élu.

Enfin, la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE) a progressé, notamment dans les pays du sud de l’Europe. Elle a recueilli 6,9 % des suffrages et remporté 52 sièges (+ 17). Elle devance désormais les écologistes (6,9 % et 50 députés, soit – 7 sièges), groupe en recul et au sein duquel l’influence des Allemands et des Français s’est réduite.

À l’issue de ces élections, 52 élus n'appartiennent à aucun groupe politique, dont 23 membres du Front national (FN), qui ont échoué à former le groupe parlementaire dont ils rêvaient, faute de parvenir à rassembler des députés issus de sept États membres.

On rappellera que le nombre de sièges du nouveau Parlement est inférieur (de 15) à celui de l’assemblée sortante.

Une Europe au fonctionnement plus démocratique

Les précédentes élections européennes avaient dans le passé peu d’impact sur l’équilibre des pouvoirs en Europe. En effet, à la différence de ce qui se passe au niveau national, elles n’avaient pas pour vocation de désigner une majorité, encore moins de former un gouvernement. C’est donc un véritable tour de force qu’ont réalisé en 2014 les parlementaires européens en imposant aux chefs d’État et de gouvernement de respecter la majorité sortie des urnes pour désigner le président de la Commission. Il faut rappeler que, entré en vigueur en 2009, le traité de Lisbonne accorde davantage de pouvoirs législatifs au Parlement européen qu’il met sur un pied d'égalité avec le Conseil des ministres pour décider des politiques de l'Union européenne et de l’utilisation du budget.

Si certains dirigeants européens ont pu se réjouir que le scrutin accouche d’un Parlement fragmenté et sans réelle majorité, ils ont dû rapidement déchanter et ont vite renoncé à leur projet d’imposer un autre candidat que celui issu de la formation arrivée en tête à la présidence de la Commission européenne, conscients que leur opinion publique ne leur pardonnerait pas d’ignorer les résultats des élections des 22-25 mai.

Le PPE est vite apparu comme le seul à même de former une majorité. Dépourvu de réserves sur sa droite, il a été contraint de se tourner vers les SD. Les deux partis ont donc, pour la première fois, formé une majorité de gouvernement, qui sera soutenue par l’ADLE. Fort logiquement, le 27 juin 2014, le candidat du PPE Jean-Claude Juncker a été désigné par le Conseil européen, pour la première fois par un vote à la majorité qualifiée (26 voix contre 2 – Royaume-Uni et Hongrie), candidat à la présidence de la Commission.

La gauche européenne s’est ralliée à ce choix par respect pour la procédure démocratique. Certains de ses membres ont cependant émis des doutes sur le fait que le Luxembourgeois, pur produit du système européen – ancien président de l'Eurogroupe (2005-2013) et recordman de la longévité à la tête d’un gouvernement national (1995-2013) dans un pays qualifié par certains de paradis fiscal –, soit capable de réformer l’Europe en profondeur.

En échange de leur soutien à J.-C. Juncker, les partis de gauche, réunis le 21 juin à Paris, ont demandé la fin de l’austérité et un programme de gouvernement européen davantage orienté sur la croissance, une plus grande souplesse quant à l’appréciation du respect des critères de déficit du Pacte de stabilité et de croissance, l’accroissement des moyens pour lutter contre le chômage de masse, et notamment celui des jeunes, une augmentation des investissements et une modernisation des infrastructures. De leur côté, les membres du PPE ont énoncé cinq priorités : la réforme de l'Union monétaire, un marché unique numérique, une Union énergétique européenne), la conclusion d'un accord commercial transatlantique et des mesures pour assurer le maintien du Royaume-Uni dans l'Union.

Les négociations vont également bon train sur les postes à pourvoir. Les SD visent la présidence du Conseil européen, actuellement occupée par Herman van Rompuy, ainsi que la succession de Catherine Ashton au poste de Haut Représentant pour les Affaires extérieures.

Le PPE et les SD ont signé un accord pour se partager la présidence du Parlement européen durant la législature. Le candidat de la gauche de gouvernement à la tête de la Commission, Martin Schulz, a été réélu (par 409 voix) à la présidence de l’assemblée de Strasbourg, poste qu’il conservera jusqu’à la fin de 2016 où il sera remplacé par un membre du Parti populaire. Le social-démocrate devient ainsi la première personne à diriger le Parlement durant cinq années consécutives. Le président de l’Eurogroupe et les vingt-sept commissaires européens seront désignés au cours de l’été et soumis au vote du Parlement à l’automne prochain. La nouvelle Commission européenne doit entrer en fonction au plus tard le 1er novembre 2014.

La sévère défaite des Britanniques

Le Premier ministre britannique a beaucoup bataillé pour faire échouer J. –C. Juncker, en qui il voit un « homme du passé » incapable de projeter l’Union vers l’avenir et surtout un dangereux fédéraliste (une critique qu’il adresse également à M. Schulz et Guy Verhofstadt, le président de l’ALDE candidat, lui aussi, à la présidence de la Commission européenne. D. Cameron, qui réclame davantage de démocratie et s’élève contre une Europe trop autoritaire, souhaite de façon paradoxale que le président de la Commission continue à être désigné à huis clos par les chefs d’État et de gouvernement. Les Tories, qui n’appartiennent plus au PPE, n’ont pas eu leur mot à dire lors de la désignation de Jean-Claude Juncker comme candidat à la succession de José Manuel Barroso. Ils mettent également en avant l’absence de débat public européen avant la désignation des candidats par les partis et enfin le fait que le traité de Lisbonne, qui demande de « tenir compte des résultats des élections européennes », reste en fait peu clair sur les modalités de désignation du chef de l’exécutif européen

Si son opposition au candidat du Parti populaire n’est pas étonnante, surprenante est en revanche la maladresse dont le Premier ministre britannique a fait preuve pour défendre sa position, réussissant à se mettre à dos une Angela Merkel pourtant bien disposée à son égard et partageant son opinion sur J. -C. Juncker. D. Cameron a d’abord cherché à obtenir le soutien de plusieurs États membres (Pays-Bas, Suède, Danemark) peu enthousiastes à propos du candidat du PPE mais effrayés par la position radicale du chef du gouvernement britannique. Peu désireux de se retrouver isolés et soucieux de ne pas être oubliés lors du mercato européen, tous ont fini par se rallier au Luxembourgeois.

David Cameron a alors utilisé l’arme du chantage, menaçant d’avancer à 2015 la date du référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union prévu (en cas de victoire des conservateurs aux prochaines élections législatives) pour 2017 s’il n’obtenait pas satisfaction. Dans la perspective de ce vote, le Britannique souhaite renégocier les conditions de l'appartenance de son pays à l'Union en vue de rapatrier plusieurs compétences communautaires et d’obtenir des clauses d’opt out, notamment en matière de régulation financière, d’Europe sociale et de quotas de pêche (importants pour l’Écosse).

Devant le résultat de l’UKIP, les tensions internes de son parti (plusieurs ministres et près de la moitié des parlementaires conservateurs seraient favorables au retrait de l’Union) mais aussi la menace de sécession de l’Écosse et la proximité des élections législatives (prévues pour le printemps 2015), D. Cameron a choisi d’opter pour la fermeté, voire la surenchère eurosceptique. L’opposition des travaillistes et des libéraux-démocrates à la candidature de J. –C. Juncker lui a même permis de s’afficher comme le défenseur de l’unité nationale britannique contre l’Europe.

Sur la question européenne, le Premier ministre britannique a accumulé les maladresses depuis son arrivée au pouvoir en 2010. Sa décision de quitter le PPE a réduit les marges de manœuvre des conservateurs au sein des instances européennes. Par ailleurs, la promesse d’organiser un référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Europe pour calmer les plus eurosceptiques de ses compatriotes a produit le résultat inverse à celui espéré. Enfin, l’hétérogénéité des Conservateurs et réformistes européens, qui viennent notamment d’accueillir l’Alternative pour l’Allemagne, devrait rendre plus difficile le dialogue entre D. Cameron et A. Merkel.

D’une part, le chef du gouvernement britannique, opposé au Brexit (British exit, sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne), aura renforcé le camp des partisans de cette option ; d’autre part, sa position radicale aura contribué à conforter Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission.

Par le passé, les Britanniques avaient toujours réussi à imposer leurs candidats aux postes clés de l’Union. En 1984, Margaret Thatcher (Parti conservateur) avait obtenu la désignation de Jacques Delors en lieu et place de Claude Cheysson à la tête de la Commission ; même chose pour John Major (Parti conservateur), dix ans plus tard, avec la nomination de Jacques Santer ; en 2004 enfin, le travailliste Gordon Brown avait (déjà) refusé la nomination de J. –C. Juncker à la présidence du Conseil européen, qui était finalement revenue à H. van Rompuy. La désignation de J. –C. Juncker signe donc le premier échec des Britanniques.

Au-delà de cette bataille perdue se pose la question plus large de l’avenir du Royaume-Uni au sein de l’Europe. Outre que le départ des Britanniques constituerait un échec pour le projet européen, A. Merkel sait qu’elle a, face à la gauche, grand besoin de cet allié libéral partisan d’une politique d’austérité budgétaire rigoureuse. Et pour bien d’autres raisons encore. « Je trouve irresponsable et inacceptable l’attitude de ceux qui veulent passer outre les réticences de Londres et la nonchalance avec laquelle certains disent qu’il importe peu que le Royaume-Uni approuve ou n’approuve pas Jean-Claude Juncker, voire que le Royaume-Uni reste ou pas un membre de l’Union européenne », a déclaré la chancelière allemande devant le Bundestag le 4 juin dernier.

Le Parlement européen aura donc réussi, à l’occasion des élections des 22-25 mai 2014, un véritable « coup d'État institutionnel » en arrachant des mains des chefs d'État et de gouvernement la désignation du président de la Commission. Certes, le choix s’est fait davantage sur un homme que sur un programme de gouvernement et la composition de la Commission est toujours contrôlée par les États membres. Reste que le PPE et les SD se sont accordés sur les priorités et le calendrier de la législature à venir et que la politisation de la Commission constitue une avancée de l’Europe communautaire qui montre que l’Union n’a pas abandonné la voie du fédéralisme.