Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, parue dans "L'Est républicain" le 28 mars 1987, sur la cohabitation et les pouvoirs respectifs du Président de la République et du Gouvernement.

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Circonstance : Voyage en Franche-Comté (Jura, Doubs, Territoire de Belfort, Haute-Saône) les 30 et 31 mars 1987

Texte intégral

QUESTION.- Vous entamez lundi 30 mars un voyage de deux jours en Franche-Comté. C'est votre plus long déplacement officiel en province depuis le 16 mars 1986 : pourquoi avez-vous choisi la Franche-Comté ? Envisagez-vous de multiplier ce type de rencontre dans les régions ? Que venez-vous dire aux Francs-Comtois et, au-delà, aux Français ?
- LE PRESIDENT.- Depuis 1981, j'ai visité 13 régions françaises, sans compter mes déplacements d'une journée ou d'une demi-journée. La Franche-Comté était à mon programme, depuis longtemps et j'y étais invité par ses responsables régionaux. Ce moment est arrivé. J'en suis heureux. Une visite officielle de ce type, pendant deux jours, est l'occasion, pour le Président de la République, de mieux connaître les problèmes, les préoccupations et les espérances de nos régions, de leurs responsables, de leurs élus et naturellement de leurs populations, de voir, sur le terrain, et concrètement, comment sont vécues les réalités nationales, et de dire mon sentiment à ceux que je rencontre, en leur parlant aussi de la France.
QUESTION.- La "coexistence institutionnelle" a-t-elle abouti à renforcer la fonction présidentielle ?
- LE PRESIDENT.- Nous vivons dans un régime parlementaire, ce qui veut dire que la gestion quotidienne des affaires économiques, sociales, culturelles... relève du Parlement et du gouvernement. On avait un peu perdu de vue cette réalité constitutionnelle, en raison de l'usage créé en 1958, surtout après 1962. Si l'opinion perçoit mieux aujourd'hui le rôle du gouvernement, elle comprend aussi qu'il appartient au Président de la République de veiller aux grands intérêts nationaux, tout particulièrement en matière de défense, de politique étrangère et des principes touchant aux libertés publiques.
- Ce que vous appelez la "coexistence institutionnelle" n'est que l'application stricte de la Constitution. C'était mon devoir, je ne m'y suis pas dérobé et j'ai appelé aux responsabilités du gouvernement la majorité voulue par la majorité de notre peuple.
QUESTION.- Même s'il y avait à nouveau concordance entre majorité présidentielle et majorité gouvernementale, le Président de la République devra-t-il désormais agir davantage comme un "arbitre" que comme un "monarque républicain" ?
- LE PRESIDENT.- La Constitution, dans son article 5, définit le Président de la République comme un arbitre, garant de l'essentiel. Elle lui accorde aussi un pouvoir de décision dans les matières traitées par votre question précédente. Il n'y a pas de monarque républicain. Mais un responsable chargé au premier rang des grands intérêts de la France.
- QUESTION.- Vous aviez récusé la notion de "domaine réservé". Est-ce qu'à l'usage, le partage des compétences entre le Président de la République et le gouvernement est clairement délimité ?
- LE PRESIDENT.- La répartition des pouvoirs est fixée par la Constitution. Je ne connais pas de secteur réservé. Ce n'est pas du tout la même chose. Je connais les compétences qui relèvent clairement du gouvernement, celles qui relèvent du Président de la République et celles qui doivent être nécessairement exercées en commun. Cela se gère depuis un an comme vont les choses de la vie : avec des moments plus faciles et d'autres qui le sont moins. Le gouvernement doit assumer le domaine dont il est responsable, et lui seul, devant le pays. Aucune confusion n'est à faire. Mais les Français n'attendent pas de moi que je l'empêche d'exercer sa fonction. Ils veulent que la République vive, qu'on lui épargne des crises inutiles. Ils veulent aussi que le chef de l'Etat veille à l'équilibre de la nation et affirme l'autorité qui lui est propre. Ce n'est pas simple, vous le voyez. J'agis avec une seule pensée : le service de la France.
- QUESTION.- "Dépasser les oppositions légitimes" ne passe-t-il pas inévitablement par une réforme constitutionnelle ?
- LE PRESIDENT.- S'il le fallait, oui. Mais, en l'occurence "dépasser les oppositions légitimes", c'est savoir se rassembler quand l'intérêt du pays est en jeu. Les Français, dans leur histoire, ont souvent montré qu'ils savaient le faire. Le débat sur les mérites comparés de l'article 5 et de l'article 20 de la Constitution passe après, par exemple, la lutte contre le chômage, la sécurité de nos concitoyens et la défense du pays.
QUESTION.- Ce qui s'impose à vous aujourd'hui, est-ce l'idée que la politique de la France doit être dominée par la "continuité" ou que "la rupture" - terme en vogue avant 1981 - est souvent nécessaire ?
- LE PRESIDENT.- C'est un faux problème que vous posez là. Il doit naturellement y avoir rupture et continuité à la fois. La continuité s'impose pour préserver l'indépendance nationale, notre défense, notre politique extérieure, notre place dans le monde, notre démocratie, nos libertés.
- Mais il appartient à chaque gouvernement de déterminer quelle politique fiscale, sociale, industrielle... il entend mener. Dans ces domaines, il y a, sinon toujours rupture, du moins souvent des changements : c'est la loi de l'alternance.
- QUESTION.- Les zones de consentement entre les Français se sont-elles élargies depuis 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'aujourd'hui, pour tout ce qui touche à l'âme de la nation, à sa survie, il y a de larges zones de consentement. Je m'emploie à les maintenir et à les renforcer : c'est mon rôle.
QUESTION.- Le gouvernement de M. Chirac déçoit peut-être mais le bilan de la période de 1981 - 1986 n'en est pas pour autant réévalué. L'usure rapide des gouvernements et leurs difficultés à réformer la société française vous inquiètent-elles ?
- LE PRESIDENT.- Notre société connaît beaucoup de tensions, notamment sur le plan social, en particulier à cause du chômage dont je viens de parler et qui s'aggrave de jour en jour. Or, la première préoccupation, la première inquiètude des Français, dans votre région comme ailleurs, c'est l'emploi et la plupart des familles françaises sont aujourd'hui touchées par ce fléau. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que les gouvernements ne se heurtent pas à une impatience légitime, surtout quand l'opinion s'inquiète de l'aggravation des inégalités et des difficultés de la vie quotidienne ?
- QUESTION.- Avec le recul qui est le vôtre après 6 ans de présidence, la marge de manoeuvre au dedans et au dehors vous paraît-elle plus étroite que vous l'aviez imaginée ?
- LE PRESIDENT.- Je ne m'occupe pas de savoir si ce que vous appelez ma marge de manoeuvre est étroite ou limitée. Elle est assez vaste pour m'occuper entièrement. Je n'y ai pas manqué un seul jour.